Dans l’histoire militaire récente, la doctrine de l’anticorps est étroitement liée au général John ABIZAID, qui fut commandant des forces combattantes du CENTCOM entre 2003 et fin 2006. D’origine libanaise et parlant l’arabe, le général ABIZAID fut le premier à considérer que la contre-insurrection nécessaire en Irak demandait une visibilité la plus faible possible des forces américaines. La raison en était selon lui que lesdites forces agissaient comme un « corps étranger » dans les sociétés islamiques, arabes et plus particulièrement irakienne. Les faits semblèrent lui donner raison: les Américains furent bientôt perçus comme des « occupants » bien plus que des « libérateurs ».
Politiquement, cette théorie -outre son autorité propre émanant des connaissances supposées supérieures d’ABIZAID de la mentalité arabe- cadrait avec la vision de D. RUMSFELD de forces expéditionnaires pouvant se retirer au plus tôt. Elle s’alliait parfaitement avec les soucis des chefs d’Etat-major des différents services, craignant des déploiements trop longs et des rotations à répétition. Enfin, elle s’harmonisait parfaitement avec la stratégie définie en mars 2005 par le général CASEY, commandant les forces US en Irak, lequel avait pour objectif de transférer au plus vite la responsabilité de la sécurité de BAGDAD et des provinces au nouveau gouvernement démocratiquement élu et à ses forces armées dûment formées et préparées par les Américains.
Rétrospectivement, il est possible de constater que l’adoption de cette fausse bonne idée eût des conséquences désastreuses. Dans le courant de l’année 2005, les forces américaines s’enfermèrent progressivement dans des super-bases (les FOB) en dehors des villes. Certes, la présence au coeur des zones peuplées dans les deux années précédentes n’avait pas amélioré la situation. Dans certains cas, elle avait même été contre-productive. Mais en soi, cela tenait à l’intrication de facteurs plus complexes que le rejet pur et simple de la présence américaine par la société irakienne, notamment par les Sunnites. Parmi ces facteurs, il me semble que le projet idéaliste de fonder un Etat irakien sur des bases « américanisantes » ou « occidentalisantes » a largement participé du sentiment croissant d’exclusion chez les Sunnites, tout en permettant l’infiltration des infrastructures du pouvoir par les milices des différentes factions chiites. Un autre facteur -militaire celui-là- tient à l’absence de doctrine véritablement standardisée sur la manière d’agir dans la situation à laquelle étaient alors confrontés les militaires américains. D’où une dispersion des attitudes, et des différences parfois abyssales entre deux compagnies, deux bataillons ou deux brigades limitrophes. Par ailleurs, les règles d’engagement plutôt strictes eurent un double effet pervers: d’un côté en effet, elles ne surent pas éviter les quelques dérapages et abus qui naissent face à un environnement à l’opposé des procédures standards -contribuant à renforcer la méfiance et la haine nourrie envers les Américains-, de l’autre, elles ne furent pas assez musclées dans l’ensemble pour circonscrire l’insurrection naissante -du moins jusqu’au soulèvement généralisé du printemps 2004.
Le retrait des forces US en 2005 du fait de cette croyance admise en la doctrine de l’anticorps fut plus douloureux encore. En effet, cela permit enfin à AQI de déclencher la guerre civile tant recherchée entre Sunnites et Chiites, tandis que les forces de police, seules responsables de la sécurité au plus près du terrain, avaient été constituées en forces auxiliaires des milices chiites. Ce dernier point était la résultante d’une absence de droit de regard de la Coalition sur la formation des forces de police jusqu’en 2006. Seules quelques unités de Marines ou de l’Army (bataillon, compagnie, plus rarement brigades) restaient présentes à AL QAIM, FALLOUJAH et RAMADI. A BAGDAD, les opérations « Echelles de la Justice » (printemps) puis « Together Forward » consistaient en un retour limité des forces américaines au coeur des villes, essentiellement dans la phase de « nettoyage »…..
Or, la doctrine de l’anticorps me semble être un bon exemple des préjugés communs aux décideurs civils et militaires occidentaux, ainsi qu’à certaines de leurs opinions publiques. En effet, il est courant d’entendre comme une évidence que « nous sommes de trop chez eux » ou que « nous devrions partir puisqu’ils nous voient comme des occupants ». Cela vaut évidemment pour le cas de l’AFGHANISTAN autant que pour celui de l’IRAK.
La doctrine de l’anticorps équivaut en partie à une aversion pour le risque, mais aussi à une croyance largement répandue selon laquelle l’altérité culturelle serait la principale cause des conflits. Qu’elle en soit une condition (au sens aristotélicien de la distinction entre cause et condition) est une évidence.. Mais cela n’en est jamais une cause. Presque a contrario j’aurais tendance à dire que l’altérité culturelle résulte souvent d’une construction à la suite d’un conflit ou d’une confrontation. Un autre argument souvent entendu est celui de l’ethnocentrisme occidental qui serait à l’origine à la fois d’une incompréhension des cultures locales et d’une volonté naïve d’imposer le modèle démocratique au reste de la planète. C’est confondre encore une fois une cause avec une condition. En fait, ce qu’il faut incriminer ici c’est l’attitude cognitive des décideurs à tout les niveaux (quelle grille d’analyse choisissent-ils de prendre pour comprendre le contexte?) et surtout le choix des objectifs politiques. De fait, l’expérience de l’Irak montre comment la présence américaine a finit par être souhaitée par leurs plus farouches ennemis d’hier, à savoir les Sunnites. Cela vient d’une interaction complexe entre les intérêts réels ou perçus de chacun, les changements d’attitude adoptés par les militaires US aux plus bas échelons, et l’évolution du contexte politique et social au niveau local.
Paradoxalement (si l’on s’en tient à la théorie de l’anticorps), la présence américaine a donc atténué les violences et les ressentiments, voire a facilité les changements réciproques d’attitude et de perception.
J’aurais donc tendance à dire que le rejet actuel des forces occidentales en AFGHANISTAN ne doit pas être un argument à prendre en compte pour poursuivre ou non notre engagement là-bas. Au contraire, nous risquerions peut-être de connaître une évolution similaire (mais non semblable évidemment) à celle que l’Irak connût en 2006….
D’autres arguments me semblent plus importants: le premier est celui du format de nos forces et notamment de leur formation à la « conscience culturelle » et à la psychologie. On l’aura compris: pour moi, un militaire occidental devient un corps étranger si il reste dans une logique d’altérité et de rivalité mimétique. Dans ce domaine, le risque zéro n’existe pas: il existera toujours des personnels qui entreront dans la logique mimétique et qui verront dans la population l’omniprésence de l’ennemi. En tant que catho, cela me semble logique: le péché originel est une réalité pour moi. L’attitude « prophétique » consiste à demander sans cesse la grâce de voir dans l’Autre la présence du Christ et d’un frère. Mais bon, comme tout le monde n’est pas catho (et encore, cette grâce est une transformation très lente et non linéaire de notre rapport aux autres), il faut donc nécessairement se préparer par des opérations sur l’information afin de ne pas endommager les progrès relationnels par une erreur -ou un crime- au niveau local.
Et c’est lié au deuxième argument: celui de la nécessaire responsabilité des chefs militaires et politiques. Pour les premiers, je distingue deux niveaux. Celui des chefs d’unité d’abord, qui doivent travailler à modeler une culture « sensible » à la discrimination et à l’approche de l’Autre. Les Marines ont montré comment on pouvait procéder ce modelage tout en gardant un « ethos » guerrier: no better friend, no worse ennemy (ou même « sourire à chacun, avoir un plan pour tuer quiconque (sous-entendu: serait une menace) » ). Bref, les chefs de groupe, les chefs de section, les commandants d’unité et les commandants de GTIA ont une responsabilité: celle de bien faire comprendre à leurs subordonnés quelle est la place de la population et quelle attitude tenir à son égard. C’est l’enseignement à tirer du mandat de PETRAEUS dont la lettre sur l’éthique (8 mai 2007) a donné un cadre à la posture militaire.
Le deuxième niveau est celui des conseillers militaires des décideurs politiques. Un homme politique peut en effet définir l’Effet Final Recherché sur le format: nous serons partis en 2011 (cf. BUSH à la fin de cet été). C’est son rôle de donner ce type d’effet d’annonce pour des raisons politiques. Mais un militaire doit être capable de lui dire que la mission ne peut être accomplie ou alors qu’elle sera bâclée. C’est un autre enseignement des rapports entre les chefs d’unité en Irak, le général CASEY et les responsables politiques de l’Exécutif et du Congrès: personne n’a osé dire que les forces irakiennes ne seraient pas autonomes dans les délais fixés par CASEY, c’est à dire la fin 2006. Certes -et les militaires qui me lisent le savent très bien- il est difficile dans la plupart des cultures militaires de dire que la mission est impossible ou qu’elle demande davantage de moyens.. Mais dans la logique de saines relations entre civils et militaires, cette vérité est due par le professionnel au responsable politique.
J’en viens donc pour finir à ce dernier: au-delà des effets d’annonce, il est nécessaire d’avoir un objectif stratégique humble et cohérent par rapport aux moyens que l’on consent. Car c’est là où le bât blesse: l’Irak fût un fiasco (et peut-être l’est-ce encore?) car l’objectif de changement de régime ne correspondait pas à la réalité irakienne. Dès mars 2003, et encore en mars 2005 puis en novembre de cette même année, des cheiks sunnites ont tenté de négocier leur neutralité, voire leur engagement positif, contre la formation de milices d’auto-défense. A chaque fois, ces projets furent dissipés par les Américains, au motif qu’il était hors de question de construire l’Irak démocratique sur des bases obsolètes et archaïques… Il a fallu attendre l’automne 2006 et surtout l’ensemble de l’année 2007 pour que cette réalité socio-historique irakienne s’impose aux Américains, au-delà des préjugés formés par les décideurs politiques.
Au final, le discours décousu qui précède montre comment les affaires de perception -qui sont la véritable cause des conflits- sont souvent réglées par l’expérience et par la connaissance concrète de l’Autre, dès lors que l’on veuille bien aller au-delà des préjugés. L’enseignement pour les conflictualités actuelles me semble pertinent: il faut un objectif politique en adéquation avec ce qu’est l’Autre. A ce titre, l’AFGHANISTAN ne peut ni être un terrain de Democracy Building, ni celui de la « lutte contre le terrorisme ». Ensuite, il faut des moyens militaires à la fois souples, résolus et sensibles à la réalité locale. A ce titre, il est nécessaire de comprendre que la présence des soldats occidentaux peut alimenter la narration des Talibans auprès de la population (« nous luttons contre des occupants infidèles et cruels ») et que le retrait de nos troupes ferait de ce récit une prophétie auto-réalisée.