Milices tribales anti-Taliban: vraiment?

Le New York Times en date de dimanche dernier nous sort une histoire digne d’un officier des Relations Publiques de l’armée américaine: les forces spéciales américaines soutiendraient une « révolte tribale » contre les Taliban dans plusieurs régions d’Afghanistan. Il s’agirait du programme Community Defense Initiative (CDI) établi par Stanley McChrystal et répondant de lui seul, hors la chaîne de commandement de l’ISAF.

La narration a quelque chose de familier: une dispute entre un chef tribal et un de ses concurrents soutenu par des « étrangers » (sous-entendu, venant du Pakistan) donne naissance à une révolte de fond contre les Taliban, bientôt soutenue militairement par les Américains qui s’empressent d’y envoyer des bérets verts pour encadrer les milices. Dans un deuxième temps, les Américains pensent pouvoir unifier ces mouvements dans une unité d’effort tout en en sauvegardant la spécificité « micro-locale » (le patriotisme des vallées comme dirait d’aucuns).

Qu’en penser, outre qu’il s’agit d’une tentative maladroite de nous faire penser que le même phénomène, celui de « guérillas accidentelles » qui se retournent contre l’ennemi takfir , peut se produire en Afghanistan comme il semble s’être déroulé en Irak?

-Premièrement: sur la genèse de l’idée, il faut renvoyer à des expériences déjà vécues par des bérets verts en Afghanistan et qui ont trouvé un écho favorable avec la publication et la circulation de ce pamphlet le mois dernier.

-Deuxièmement: cela me fait penser, plus qu’à l’Irak où ce sont les militaires des armes conventionnelles qui ont soutenu et encadré le mouvement, aux expériences françaises d’encadrement des maquis en Indochine (les fameux Groupements Commandos Mixtes Aéroportés). Mais il me semble que l’analogie historique, ancienne ou récente, doive trouver ici ses limites. En effet, les Méos et autres minorités ethniques étaient mobilisables et pouvaient être unies contre l’ennemi commun Viet. De la même  manière, la structure relativement hiérarchique des tribus irakiennes (notamment à Anbar) a plus ou moins garanti l’unité d’effort de toute la tribu. Mais en Afghanistan, ce concept a un autre sens qu’en Irak ou sur les Hauts Plateaux indochinois. Comme le montre par exemple la vulgarisation de David Kilcullen, les tribus sont en fait des groupes unis par des liens communautaires solides largement mitigés par un individualisme effectif, d’autant que la structure de l’autorité est triple, permettant à tout membre du groupe d’équilibrer le malik par l’imam, ou ce dernier par les Anciens. Bref, on aurait peine à trouver une tribu unifiée et obéissant comme un seul homme aux ordres d’un cheik!

-Enfin, il semble qu’il faille rester prudent sur la portée exacte de ce mouvement. Sans doute existe-t-il des alliances de circonstances en certains lieux. Mais on ne peut s’empêcher de penser au défaut inhérent de cette approche qui reflète avant tout les présupposés de ses auteurs: l’engagement trop subjectif au côté d’un groupe là où il serait plus pertinent sans doute de faire la balance entre les forces en présence. Une telle manoeuvre politique, garantissant de limiter les exclus de tout arrangement politique, a été tentée dans la province de KUNAR en 2005-2006 aux dires de David Kilcullen, avec succès semble-t-il.

Quid de l’Histoire Géographie en Terminales S?

Un mot rapide pour relayer les interrogations légitimes de certains blogs alliés (voir AGS) concernant le rapport DUCOING qui envisagerait la suppression de l’Histoire Géographie en Terminales Scientifiques.

C’est une information que je n’ai pas encore eu le temps de vérifier, mais j’ose croire que mes amis, alliés et collègues savent ce qu’ils disent.

Quoi qu’il en soit, l’auteur de ces lignes est intéressé au premier chef car il enseigne ladite matière dans ladite classe depuis plusieurs années, avec plus ou moins de bonheur mais toujours beaucoup d’intérêt de la part des élèves.

Il serait dramatique que l’enseignement de cette matière, si cruciale à de nombreux égards, soit abandonné sous des prétextes divers. Entre autres, c’est renoncer à un enseignement intégral et à l’idée selon laquelle les différents domaines de la connaissance sont liés les uns aux autres.

Sur le plan scientique, cela priverait des élèves aux niveaux très divers d’une ouverture sur le monde d’aujourd’hui, qui est la clé du programme de cette dernière année de Lycée. Bref, passer de 2h hebdomadaires (ce qui est déjà peu eu égard aux ambitions du programme) à rien serait une erreur politique, culturelle et humaine. On ne peut croire qu’un gouvernement sensé (et censé oeuvrer au bien commun, ce que je crois être le but du Politique) puisse prendre ce genre de décision.

 

Humain Terrain Teams: the film

Le Watson Institute for International Studies de l’Université Brown vient de co-produire un documentaire sur les « Human Terrain Teams » sous un angle certes critique mais apparemment assez bien documenté. Il a été projeté au festival dei populi de Florence et au festival du film international de Copenhague.

Une bande-annonce est visible ici, et le dossier presse peut être lu  ici.


Sandhurst et Newport

Deux liens vers des présentations effectuées par votre serviteur au profit de nos alliés anglo-saxons

-une vidéo du panel auquel j’ai participé à Newport en Septembre

-la version papier et Powerpoint de ma présentation à Sandhurst ce jour.

Enjoy… feel free to comment.

Rule Britannia

Le ministère de la Défense britannique vient de publier le Joint Doctrine Publication 3-40 : Security and Stabilisation, the Military Contribution. Il s’agit d’un monstre (423 pages!) à l’égal du FM 3-24 mais qui me semble plus fini. En effet, il bénéficie de l’expérience de son prédécesseur et précise dans le détail de nombreux points conceptuels et pratiques.

Autre point notable: il insiste sur l’importance de la place des militaires dans la phase de Stabilisation et, en ce sens, montre davantage de bon sens conceptuel que le manuel américain, tout autant qu’il démontre une égale volonté de changement culturel au sein des forces armées. A lire

Pour l’anecdote, je serai demain à Londres pour participer à un séminaire à Sandhurst jeudi. Nul doute que l’on reparlera du 3-40

Nouvelles d’Afghanistan

Alors que le débat secoue le Sénat sur la présence des forces françaises en Afghanistan, le général Marcel DRUART, qui commande la TF LAFAYETTE regroupant les GTIA de KAPISSA et de SUROBI, vient d’échapper à un attentat à la roquette lors d’une Shura à TAGAB (à l’est de Kaboul). Ceci intervient aussi le jour du départ de 150 gendarmes français destinés à armer des POLMT (Police Operational Mentor and Liaison Teams) ou à former l’Afghan National Civil Order Police (ANCOP), force paramilitaire proche de la gendarmerie mobile. (Voir aussi le reportage de Grégory Philipps pour France Info).

L’occasion de signaler un RETEX particulièrement intéressant, soigné et évocateur du colonel Michel GOYA paru dans le premier numéro de la lettre de l’IRSEM. Il critique la formation de l’ANA, trop peu soucieuse des réalités sociologiques afghanes (de la solde des officiers, à la volonté de ne pas utiliser les Afghans selon leurs tactiques propres, en passant par le choix de délaisser le AK-47 au profit du M-16) et nous offre une image percutante du retard des forces de la Coalition, notamment américaines, dont il déplore les attitudes « basières » dans le langage imagé et précis qui est le sien. A croire que le « Sursaut » n’a jamais eu lieu en Irak, que le FM 3-24 n’a jamais été lu, ou encore que les forces américaines déployées en Afghanistan n’ont jamais connu l’Irak (ce qui est fort possible pour certains militaires du rang d’ailleurs). On retrouve notamment sous son clavier l’évocation de la puissance de feu comme compensation de la faiblesse tactique des petites unités, qu’il avait déjà fait remarquer en 2003/2004. Enfin, il fait un bilan rapide et globalement positif de la présence française en SUROBI-KAPISSA (avec un tableau plus nuancé pour cette dernière unité où les hommes de la TF KORRIGAN du 3ème RIMA s’essaient à la théorie élaborée en 2005/2006: le processus de construction des routes comme élément organisateur d’une « manoeuvre politique »).

 

 

Un manuel officiel de « l’Emirat Islamique d’Afghanistan »

Andrew Exum de Abu Muqawama met en ligne un très intéressant document obtenu via la fondation NEFA. Il s’agit d’un manuel doctrinal adressé aux « Mujahidins« . Quelques remarques:

-l’impératif des « esprits et des coeurs » s’y retrouve, avec des interrogations finalement assez proches de celles des penseurs et praticiens américains.

-c’est un document qui entend créer et imposer une doctrine d’emploi et de comportement: en tant que tel, il suppose une unité d’effort et de commandement qui n’existe qu’en partie.

-bref! Qui copie qui?

 

Understanding the Surge

Thanks to the Institute for the Study of War founded by Kimberly Kagan, one can view a very interesting documentary on the « Surge ». Two points are worth to be underlined. First, this is a very fair self-narrative by military officers and civilian officials that outlined the crucial events of 2007-2008. Second, it is very erudite and well-presented.

Enjoy on ISW.

Update: of course, this is also a fragmented point of view because of its exclusively American perspective. And one could regret the way it is staged, especially with regards to the narration and the music… Well, let’s keep the testimonies and various interviews to deem it a « documentary worth to be watched ».

La rationalité de la violence dans les conflits infraétatiques

Le dernier billet mérite quelques réflexions complémentaires qui forment un socle théorique dans l’étude des conflits intra- ou infra-étatiques. Le point de départ de la réflexion est celui d’une impression tenace d’irrationalité dans la violence, qu’elle soit terroriste (surtout dans le cas de « fanatiques religieux »), liée à la guerre civile (forcément irrationnelle), ou encore aux actions de l’adversaire asymétrique (l’IED de la part de l’insurgé, ou les frappes aériennes parfois indiscriminées de la part des militaires occidentaux). Le plus souvent, cette irrationalité est donnée au départ comme acquise une bonne fois par toutes à cause de plusieurs facteurs: la religion, la haine ethnique, l’asymétrie des moyens ou des objectifs, etc…

Or, je voudrais orienter la réflexion vers deux penseurs bien éloignés l’un de l’autre mais donnant des pistes fécondes pour comprendre ce phénomène d’une violence qui s’accroit et se diffuse (bien que parfois elle s’atténue aussi… d’où l’intérêt de sortir des explications simplistes et de l’explication par l’irrationnel).

Le premier est le chercheur grec Stathis Kalyvas, professeur à Yale, et profond contempteur de l’argument de l’irrationalité. Je renvoie à sa page personnelle pour ceux qui souhaiteraient lire ses articles et les chapitres d’ouvrages qu’il a pu écrire, dont certains en Français d’ailleurs. Je retiens deux idées centrales dans ses productions plus ou moins récentes. La première est que la violence possède sa logique propre et, loin d’être causée par des facteurs externes d’opposition idéologique ou politique voire de clivages ethniques, elle aggrave ces derniers. En termes théoriques, les clivages sont endogènes à la violence. Il en ressort une deuxième idée: on ne peut absolument pas prédire la violence par ces facteurs, mais comprendre au contraire comment ils sont instrumentalisés et manipulés par des acteurs politiques, entrepreneurs individuels ou collectifs, organisations militaires ou non. Bref, il s’agit de comprendre comment la violence évolue en fonction des dynamiques endogènes au conflit étudié. A noter d’ailleurs que cette analyse vaut aussi pour l’alignement sur l’un des camps d’une guerre civile: selon ses propres termes, la « collaboration » (avec un camp) est fonction du contrôle (politico-militaire) exercé par ce camp.

Le second est un théologien catholique américain du nom de William Cavanaugh. Son apport me parait essentiel en ce qu’il déconstruit le discours convenu sur la violence religieuse. J’ai commis autrefois une analyse plus poussée de sa thèse. Il reste que les sociologues des conflits ou des organisations réputées « violentes » (terroristes ou insurgées) semblent aller dans le sens du propos de Cavanaugh. Ainsi, il semble que la religion (mot moderne, c’est à dire inventé de toutes pièces au début de l’époque moderne) ne soit pratiquement jamais un facteur de violence: en témoignent par exemple les motivations relevées par la TF 134 chargée des « personnes capturées en opérations » en Irak. Elles sont davantage politiques, financières ou culturelles (elles renvoient à des intérêts perçus à travers le filtre culturel)….

Une réflexion à poursuivre quoiqu’il en soit pour comprendre aussi bien les stratégies des différents acteurs (mobiliser les griefs identitaires est souvent le moins couteux des moyens politiques pour amener la réalisation d’un agenda, cf. AQI en 2005-2007) que la pertinence des réflexions actuelles sur la contre-insurrection et sur les stratégies induites, notamment par l’intégration des impératifs liés à la « sécurité humaine »…

The logic of violence in irregular warfare

Much have been said about the character of particular conflicts as « civil war » or « sectarian bloodshed ». Iraq wars since 2003 have been presented as a mix between insurgency and civil war, the two forms of violence feeding each other until 2007/2008. Indeed, sectarian violence is commonly understood as a move by salafists insurgents to cause a civil war against the Shias, provoking retaliation to produce three strategic effects: the elimination of the Shias as a political force threatening the sunni dominance, the withdrawal of Americans unable to manage the loop in violence, and the tightening of communal links among Sunnis around AQI. In this case, violence is the result both of strategic choices made by political entrepreneurs and of the deepening of ethnic cleavages. To be sure, it is a significant departure from the common wisdom of « eternal ethnic cleavages » in Iraq. But it obscures the role played by American actions in reactivating several identity clashes. Following this framework of analysis, military success since then has been presented as the result of a new strategy of co-opting the Sunnis in order to stop insurgency and sectarian hatred alike. Success is commonly attributed both to the Petraeus’ strategy of « Anaconda » (alternatives narrations underline the role played by the campaign plan designed by gen. Odierno) and to the Field Manual FM 3-24.

Actually, it seems that one could add two points in order to balance this assessment. First, there were no such strategy as co-opting the Sunnis. Commanders on the ground were confronted to a « tribal revolt » caused by three factors. Tribes or community leaders (following the informal authority structure represented by sheiks, imams and government representatives) were alienated by AQI’s disregard of « traditional laws », many sheiks felt that the departure of the American would leave them in minority vis-a-vis Al Qaeda, and there was an internal shift of power between old leaders empowered by Saddam at the very end of the century and juniors ones that exerted real power on the tribes since 2003.  Consequently; commanders on the ground had to choose to support this move or to deny the sheiks any possibility to turn against their former allies. At the conceptual level, it is thus possible to underline what has resulted from this « bottom-up » agreements: the mobilization of several hundreds of fighters in « neighborhood watch » or militias that allowed to free US troops for subsequent operations, the marginalization of extremists inside the Sunnis.

Second, that must not obscure the fact that the deepening of ethnosectarian cleavages is mainly the result of US military and political actions and discourses since 2003. Indeed, the American invasion and the subsequent occupation have produced three significant effects with regards to the Iraqi society.

-the reactivation of ethnosectarian categories in dealing with the Iraqis

-the vacuum of the political power at every levels

-the alienation of the population through the indiscriminate use of force.

In other words, one has to nuance the « accidental guerrilla » model by a correct assessment of the role played by the US military’s actions in Iraq since 2003 until now.

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