Murs et mandats: maintien de l’ordre et sécurité à Bagdad

Alors que s’approche à grand pas la date fatidique marquant symboliquement le passage à un Irak plus « souverain », les grands journaux américains déploient quelques trésors de reportages, parmi lesquels se trouvent deux pépites, en ce sens qu’elles nous restituent les états d’esprit ou plus précisément un renseignement « d’ambiance » comme l’historien aime en lire parfois.

Le New York Times exprime les doutes des militaires américains -mais aussi irakiens- sur la nécessité (théoriquement prescriptive depuis quelques temps déjà) de disposer de mandats d’arrêts avant de capturer des suspects. On aura bien entendu noté l’hybridation entre les missions militaires et les missions de police en « contre-insurrection », mais ici la question est ailleurs. En effet, le délai supposé d’obtention de tels documents semble contredire a priori l’impératif de rapidité qui court entre l’obtention d’un renseignement et l’appréhension d’une « cible de haute valeur » (HVT dans le jargon militaire américain). On tente de rassurer les officiers en leur présentant la possibilité d’obtenir des arrêts de détention a posteriori pour peu que, comme dans le cas d’un mandat d’arrêt délivré a priori par un juge, on puisse trouver deux témoins contre la personne capturée. Mais même cet « espoir » semble rendu pessimiste par le rôle croissant des forces de police, comme l’exige d’ailleurs la « théorie galulienne » qui stipule qu’il faut faire des transitions entre les militaires contre-insurgés, les forces locales et les policiers.

On aura reconnu à travers ces dilemmes et ces questionnements plus ou moins légitimes un autre paradoxe de la « contre-insurrection » telle que veulent la mener les Américains: à savoir la nécessité de la légitimité éthique de l’action militaire, qui ne peut simplement se contenter de « diaboliser » l’ennemi pour le séparer de la population (contrôle de la population et information operations), mais qui doit nécessairement s’interdire de violer les engagements en matière de respect des droits de l’Homme. PETRAEUS est en effet l’homme qui refuse de tomber dans le mimétisme de la « contre-terreur » et qui, en tant que tel, a plusieurs fois tenté d’enrayer les dérives observables à tout les échelons. Quand bien même ces dernières seraient l’oeuvre de « marginaux » ou, a contrario, encouragées par les discours politiques ou des décideurs militaires, elles lui apparaissent comme contre-productives (la vieille morale utilitariste à la JS MILL) voire comme contraires à l’identité du militaire américain. 

Or, l’Histoire (notamment celle que les Américains ont prise en exemple, à savoir les Britanniques en Irlande et les Français en Algérie, mais aussi celle dont ils sont issus -la doctrine « LIC/FID » s’appuyant sur des forces spéciales agissant parfois par mimétisme) enseigne que le cas le plus difficile à traiter est justement celui des « personnes capturées » (pour reprendre la terminologie militaire française). N’étant pas des Prisonniers de Guerre, ils ne peuvent être détenus jusqu’à la fin des hostilités. Il est donc nécessaire de les juger et de bien les traîter et d’éventuellement les relâcher (les innocents étant souvent les victimes des opérations de ratissage tant que le renseignement ne fonctionne pas à plein régime, c’est à dire tant que la population ne se sent pas assez en confiance/n’a pas assez peur du contre-insurgé). Or, le système judiciaire irakien, aussi bien que l’impératif politique du « renseignement pour anticiper » dans le cadre de la « guerre à la Terreur », ont conduit à plusieurs dérives: arrestations arbitraires, détentions sommaires et prolongées, torture parfois (mais peut-être systématique à certains moments et dans certains lieux), « exécutions extrajudiciaires » (plusieurs militaires américains ont été reconnus coupables ou passent actuellement en jugement pour de tels crimes commis entre 2003 et 2007), voire approbation tacite des exactions commises par la police irakienne (les milices sunnites cooptées en 2004, les polices locales en 2006, les milices sunnites de 2007, etc.).

Ainsi, la nouvelle situation, théoriquement à l’épreuve depuis deux ou trois mois, peut conduire à mieux respecter encore les impératifs humanitaires et éthiques, comme elle peut paralyser totalement les actions sécuritaires. Il serait dommageable à mon sens de ne pas tenir compte des préoccupations des forces de sécurité, qui ne reposent pas toutes sur le fantasme d’une menace polymorphe ou sur des présupposés politiques, mais qui s’enracinent aussi dans une expérience combattante (ou une proximité culturelle pour les forces irakiennes) laquelle est parfois bien enracinée maintenant. Là comme dans d’autres domaines, le maintien de l’ordre en 2009 à BAGDAD et en Irak sera ce qu’en feront les acteurs principaux.

 

Le Washington Post révèle la vie quotidienne des habitants d’un quartier de BAGDAD confronté aux barrières qui l’encerclent. Il ne s’agit pas seulement des désagréments liés au passage du point de contrôle donnant accès à leur quartier, mais surtout de la place que prennent ces barrières dans le paysage. Non seulement elles divisent et structurent l’espace, mais il ne faudrait pas en déduire qu’elles restent étrangères aux habitants. Ceux-ci en effet semblent se les approprier, notamment en les décorant, en s’en servant comme support pour les affiches électorales, voire en les utilisant comme espace d’expression « libre ». Preuve si il en est que la géographie des villes en guerre considère aussi les aspects symboliques et, comme toute géographie, les interactions entre les sociétés et groupes humains et l’espace qu’ils habitent. En ce sens, les barrières érigées dans BAGDAD, dont certaines sont d’ores et déjà détruites, renvoient à de nouveaux territoires.

 

Et à nouveau, je souhaite mes meilleurs voeux à tous pour cette nouvelle année….

Fallujah, Irak

Dans un peu plus de 24h, la responsabilité de la sécurité dans tout l’Irak passera entièrement aux mains des forces de sécurité irakiennes. A quelques heures de ce passage que l’on pourrait considérer comme « historique » (nonobstant qu’il est surtout symbolique, les forces américaines restant présentes dans les villes jusqu’en juillet et les conseillers militaires étant là pour quelques années encore), une ville semble attendre avec impatience que retentissent les 12 coups de minuit de la Saint Sylvestre 2008. 

En effet, en dépit du transfert d’autorité du gouvernorat d’Anbar aux Irakiens le 1er septembre dernier et le départ précoce des Marines du  centre ville dans le courant du mois de mai, la « cité aux 100 mosquées » (Falloujah) vit encore au rythme -lointain certes- de Camp FALLUJAH, cet emprise militaire l’encerclant depuis l’automne 2003. 

Cette véritable « cité » comprenant services, commerces et bâtiments administratifs  pour les Marines fermera définitivement ses portes à l’orée de l’année nouvelle. 

Si il en était besoin, Falloujah illustrerait parfaitement les travers et les succès des armes américaines en Irak: longtemps considérée comme rétive, victime de deux sièges en règles en avril et novembre 2004, conquise et reconquise en 2005 et 2007, elle est aujourd’hui relativement sure. Comme je l’expliquais récemment, cela tient surtout à la précocité des alliances entre les Marines et les cheiks locaux, ainsi qu’à la mise en oeuvre tout aussi précoce du recrutement de forces de sécurité locales encadrées et jumelées à des groupes de conseillers américains vivant en leur sein. C’est aussi le signe d’un tournant durable des guerres en Irak. Bien entendu, on ne peut prévoir exactement ce que sera l’avenir d’une ville qui n’a cessé de vivre depuis 5 ans à l’ombre des unités qui s’y sont succédées, d’abord rapidement (3 en l’espace de 3 mois en 2003) puis de manière brutale (la 1ère Division de Marines) et enfin durable (les différents Regimental Combat Team des Marine Expeditionary Forces qui ont « tournés » ici tous les  7 mois entre 2005 et aujourd’hui).

Je propose ainsi à mes lecteurs de comparer ce qu’en disait Damien CAVE, du New York Times il y a exactement un an: il parlait des désillusions et des lenteurs de la reconstruction, du double-jeu persistant (depuis 2003 en fait) de certains responsables de quartiers et de certains « contractors » irakiens locaux qui empochaient les sommes fournies dans le cadre du CERP sans réaliser les commandes du bataillon ou de la compagnie, enfin il retraçait les difficiles méandres de la (mal-)nommée « réconciliation ».

PS: à noter que le New York Times, pas plus que les autres grands médias américains d’ailleurs, n’entretient plus de correspondant sur place depuis quelques temps déjà. 

Et  bien entendu, je souhaite (avec quelque avance il est vrai) mes meilleurs voeux à mes lecteurs (plus rares en ces temps de fête, merci aux fidèles), à mes camarades de la « blogosphère » stratégique ainsi qu’à leurs familles.

Remous politique en Irak

A la veille de Noël, le parlement irakien votait enfin une loi ratifiant l’accord sur le statut des forces étrangères non-américaines en Irak. Il s’agissait essentiellement de négocier la présence et surtout le retrait des forces de la « coalition des volontés » forgée en 2003 par les Etats-Unis et ayant fondu comme neige au soleil des guerres en Irak. Les Britanniques devraient retirer leurs 4 000 personnels d’ici le mois de mai. En juillet, plus aucune force étrangère ne devrait rester dans les villes irakiennes. Mais, comme l’annonçait ODIERNO à des journalistes occidentaux rencontrés au sein de la « Zone Verte », il reste encore à fixer les modalités de l’affaire. Apparemment, les commissions mixtes qui devraient régler les détails de l’accord restent à réunir. En effet, plusieurs enjeux restent à trancher: la participation des forces américaines aux opérations militaires, la définition exacte des différents statuts des militaires américains (notamment au regard de l’immunité très limitée qui sera la leur à partir du 1er janvier), le transfert du contrôle aérien et des transports aux Irakiens, le transfert progressif des différentes bases aux forces de sécurité irakiennes. Pour le moment, et selon les dires du Commandant de la Force Multinationale-Irak, seule la commission chargée de régler les détails du transfert de la « Zone Verte » semble composée. Pour le reste, certaines habitudes sont prises, comme le fait de demander un mandat à des juges irakiens avant d’effectuer les raids destinés à arrêter les insurgés présumés (où l’on voit que le renseignement est désormais une fonction qui marche bien). Comme je le disais dans le billet précédent, ODIERNO considère encore la situation comme « fragile » du fait de l’approche des élections provinciales: « militairement, les temps de transition sont critiques« .

On pourrait s’étonner que le deuxième SOFA ne soit voté que maintenant. En réalité, il semble bien que le responsable, selon les accusations de ses détracteurs, soit le président de l’Assemblée irakienne, le Sunnite Mahmoud AL-MASHDANI. Ce dernier est en effet connu pour son verbe haut, ses sautes d’humeur (qu’il explique par ses années passées dans les geoles de Saddam HUSSEIN), et ses discours fleuves qui sembleraient avoir eu tendance à reporter les votes importants. Le SOFA bis n’a donc été voté qu’une fois sa démission réclamée, votée et obtenue. Il faut noter que, bien que sunnite, le speaker -poste important car dépendant fortement du Premier Ministre- semble avoir été un homme de confiance de Nouri AL MALIKI. Celui-ci se fait d’ailleurs de plus en plus d’ennemis qui le voient comme un dictateur en puissance: arrestation puis libération de 24  officiels du ministère de la Défense sous l’accusation d’un complot contre lui, compromis sur le référendum de KIRKOUK et mobilisation du « récit arabe » contre les Kurdes dans cette ville, stratégie d’inscription locale de son pouvoir par les Conseil de Soutien tribaux face à ses rivaux puissants dans les assemblées provinciales (notamment le Conseil Suprême Islamique en Irak), centralisme affiché contre ces derniers (plutôt fédéralistes), instrumentalisation des Américains mal perçue par les « nationalistes » de SADR, etc… Les motifs ne manquent pas de se faire des ennemis, notamment au sein de l’Alliance Irakienne Unifiée qui contrôle le Parlement et dont son parti, le Dawa, est issu. Certains parlent même d’une volonté de ses rivaux au sein de l’Alliance de faire voter une mention de censure: en écartant le speaker, ils en ouvriraient l’opportunité… reste à savoir qui mettre à sa place. Signe des temps? Là où le PM a agité sans succès le spectre du coup d’Etat, ses adversaires utilisent les ressorts de la constitution.

Dernier billet…. (mis à jour)

…. avant Noël. 

Simplement pour signaler les dernières déclarations de Raymond ODIERNO, commandant la Force Multinationale-Irak, sur le retrait des troupes de combat américaines des principales villes irakiennes pour juillet 2009 (en accord avec le SOFA). Suivant en cela l’exemple de son prédecesseur, le général ODIERNO a annoncé qu’il ne se prononcerait pas sur un retrait avant le printemps prochain. L’idée est non seulement de sécuriser les élections provinciales prévues le 31 janvier prochain, à l’instar de ce qui s’était produit en 2005, mais aussi les deux mois qui suivront.

Au final, ce seraient plus de 20 000 militaires qui resteraient au coeur des cités, tandis que les brigades laisseraient progressivement la place aux Transition Task Force et aux équipes de conseillers militaires intégrées au sein des forces armées et de sécurité irakiennes. Rappelons que le rôle de ces derniers, suivant en cela le modèle mis précocement en place par les Marines au Vietnam, n’est pas simplement de l’ordre du conseil tactique ou technique à destination des différents niveaux de commandement, mais consiste aussi à apporter toute l’aide et l’assistance des forces américaines en matières de feux indirects et de logistique.

Ce qui suscite un article étonnamment naïf du New York Times (une fois n’est pas coûtume, et même si je suis un lecteur plus proche du Washington Post…) sur les subtilités sémantiques mises en oeuvre par le Pentagone pour justifier la transformation des « troupes de combat » en « conseillers militaires ».

Au fond, il n’y a rien de bien nouveau ni de très déroutant: quoi que l’on puisse penser des raisons invoquées par ODIERNO pour maintenir les troupes (et remplacer le contingent britannique à BASSORAH), à savoir que les forces irakiennes ne sont pas encore prêtes, et quoi que l’on puisse dire de l’instrumentalisation des militaires américains par le PM MALIKI, il est évident qu’un retrait ne peut s’effectuer aussi rapidement… quand bien même on le souhaiterait (rappelons que le candidat OBAMA prévoyait dans son programme un retrait au bout de 16 mois… mais rappelons aussi que, au contraire de ce que pensent nombre de nos concitoyens, qu’il a toujours défendu l’idée d’une « force d’intervention rapide » destinée à empêcher le pays de sombrer de nouveau dans la violence civile). Et puis les Irakiens eux-mêmes -en dépit des déclarations contraires souvent entendues et affirmées haut et fort- ne souhaitent ce départ que pour peu qu’il prenne un peu de temps: les Américains sont si pratiques car ils représentent à la fois un « bouc émissaire » pour souder les différents messages politiques et la seule force qui compte réellement en Irak, même si d’autres montent en puissance.

 

Sur ce, un très joyeux Noël à tous

La Nativité par FRA ANGELICO (fresque de 1442)

Mise à jour 1: Deux cadeaux de Noël. Ce blog ayant vocation à tenter d’éclaircir l’histoire complexe des guerres en Irak depuis 2003, il propose souvent quelques documents inédits (au moins en France). 

C’est le cas en ce jour de Noël:-

-tout d’abord, via le Small Wars Journal (décidemment), cette excellente recension de « ceux par qui… » la « contre-insurrection » s’est développée dans les institutions militaires américaines (notamment l’Army) et à propos de l’Irak.

-ensuite, la première lettre d’information du Center for Advanced Operational Cultural Center du Corps des Marines. Pour avoir quelques idées sur les enseignements tirés par les Marines au sujet de la « conscience culturelle » que doit acquérir le militaire en opération extérieure.

-enfin, une courte bibliographie/filmographie accompagnant une réflexion sur le « niveau universitaire de la guerre » comme l’on nomme la « contre-insurrection » dans les cercles « croisés » de l’Army et des Marines (les « conservateurs » préférant réserver cette appellation au « spectre des opérations »)

Mise à jour 2:

Et puis je suis impardonnable. J’ai oublié dans mes voeux de Noël d’être plus précis. Je souhaite donc d’excellentes fêtes de fin d’année à mes lecteurs de plus en plus nombreux et fidèles. Qu’ils reçoivent en ce jour la grâce de la Paix (notamment en famille) et de la Santé (pour l’année prochaine). Bien sur, comment oublier ce qu’ils trouveront sous le sapin!!!

Je souhaite aussi d’excellentes et plantureuses fêtes  à mes camarades blogueurs dont François DURAN a raison de souligner qu’ils ont grandi en nombre et en qualité. Que 2009 voit la réalisation de tous leurs souhaits familiaux, professionnels et personnels. Joyeux Noël à tous!!!!!

« un enfant nous est né, un fils nous a été donné ; l’insigne du pouvoir est sur son épaule ; on proclame son nom : « Merveilleux-Conseiller, Dieu-Fort, Père-à-jamais, Prince-de-la-Paix » » (Isaïe 9, 5).

Continuité de la COIN

Loin d’être une « invention » du FM 3-24 et de ses auteurs, la « contre-insurrection » et les concepts et procédés y attenant participent d’une longue histoire. En effet, outre que le terme lui-même renvoie à la guerre du Vietnam, il succède directement à une longue liste de dénominations, toutes englobant les mêmes réflexions et concepts depuis les années 1970: Low Intensity Conflict (1981 puis 1990), Operations Others Than Wars, Military Operations Others Than Wars, Stability and Support Operations et finalement COIN.

Ainsi, alors même que les dirigeants de l’Army cherchaient à recomposer l’identité de l’institution sur le modèle des affrontements conventionnels de la Seconde Guerre Mondiale (concept Active Defense du FM 100-5 de 1976, Airland Battle, etc.), les procédés et concepts actuellement soulignés par le FM 3-24 (soutien à la « Nation-Hôte », combinaison des actions civilo-militaires, de l’action psychologique et des mesures de contrôle de la population dans la lutte contre les insurgés, formation de forces para-militaires et des forces de sécurité, action dans le continumm des « lignes d’opérations », etc.) étaient dégagés par une équipe de chercheurs travaillant à la fois pour l’US SOUTHCOM (le Commandement intégré Sud-Américain) et le Strategic Studies Institute. Deux d’entre eux livrent les résultats de leur modélisation (qui porte le nom de SWORD pour Small Wars Operations Research Directorate, le « think tank » de l’US SOUTHCOM) dans un article paru aujourd’hui dans le Small Wars Journal

Ainsi, à la fois dans la continuité des opérations FID (Foreign Internal Defense) menée par les Forces Spéciales, et dans la transition entre la « contre-insurrection » et les opérations de maintien/imposition/reconstruction de la paix, les procédés mis en oeuvre au Vietnam et dégagés de la « doctrine classique » (le travail statistique mené par ces chercheurs couvre près de 43 conflits engageant une « insurrection » contre une armée occidentale depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale) perdurent dans le FM 3-24. 

Pour autant, cette continuité doit être nuancée. D’abord parce que l’Irak fournit majoritairement le corpus d’expériences auquel se réfère le manuel. Surtout parce qu’il faudrait analyser en détail les interactions entre les manuels doctrinaux, les recherches conceptuelles et les procédures effectivement appliquées sur le terrain. On verrait alors que, au-delà de l’appel rhétorique à ces procédés (qui trouvent une nouvelle jeunesse dans la standardisation opérée au sein du COIN Center of Excellence ou du Joint Center for International Security Force Assistance), en dernière instance, les procédures restent formatées sur les entraînements reçus et cherchent surtout à « coller » à la perception de la mission et de l’environnement par les militaires. Il y a loin de la doctrine « officielle » à la doctrine appliquée.

BONUS: un document déjà diffusé ici cet été, The Defense of Jisr Al Dorea.

Les opérations militaires de police et la contre-insurrection

Très mauvaise traduction de ma part du nouvel article paru dans le Small Wars Journal. Il est important de le signaler pour deux raisons

PRIMO: parce que le SWJ est lu par tout ce qui compte à WASHINGTON et au sein des instituts de pensée des forces armées des EU (et d’ailleurs)

SECUNDO: parce que l’auteur, et même si c’est brièvement, cite enfin LYAUTEY et les « précurseurs » français. 

 

PS: et comme bonus, j’ajoute un article qui me plait beaucoup sur l’application plutôt « hérétique » des théories de la « Guerre Révolutionnaire » dans la bataille d’Alger de 1957. C’est en anglais (faut s’y faire) et cela montre qu’il ne sert de rien de disserter uniquement sur les FM et les « Discours » sans prendre le temps de se demander quel impact ont-ils sur les pratiques concrètes.

Les lacunes du combat lacunaire

A signaler l’excellentissime billet de STENT (La Plume et le Sabre) concernant le combat dans l’espace lacunaire… Eclairant et particulièrement utile pour quiconque veut remettre en perspective (tactique ou historique) les évolutions actuellement observées un peu partout (notamment en Irak).

Le récit Anbar

Les stratèges américains actuels, pris dans le feu de la tourmente en AFGHANISTAN, seraient bien tentés d’adapter la nouvelle stratégie à partir des « bonnes pratiques » observables en Irak. Notamment, le retournement des Sunnites en Anbar, le mouvement du « Réveil » (à noter que les Américains ne disent plus « Awakening » mais utilisent de plus en plus le terme arabe de Sahwa) et le programme de recrutement des « Fils de l’Irak » (SoI) feraient certainement leur bonheur.

Encore faut-il éviter les écueils inhérents à toute approche systématique de la « contre-insurrection », à savoir la répétition d’une recette miracle. Comme le dit le FM 3-24: « ce qui marche dans une province, peut ne pas marcher dans l’autre » ou encore « ce qui marche à un moment donné peut ne plus fonctionner ultérieurement ». Ces Principles and Imperatives of Counterinsurgency, qui forment une annexe du manuel de décembre 2006, sont certainement dus à la « patte » de John NAGL. Ils semblent donner raison à ceux qui voient dans la doctrine de COIN un tournant « post-positiviste », c’est à dire plutôt historiciste et relativiste. Au vrai, on peut relier cette tendance supposée à d’autres pratiques institutionnelles, comme celles du Human Terrain System ou encore la méthode de raisonnement tactique de l’IPB. (NB: pour ces termes, faire une recherche en bas de la colonne de droite).

Or, le cas de la province d’Anbar est justement intéressant car il a tendu à se réduire à une narration simpliste (ou plutôt à un affrontement entre deux narrations aussi simplistes l’une que l’autre). C’est tout le mérite de Herschell SMITH, auteur du Captain’s Journal, de chercher à présenter et nuancer ces dernières. M SMITH est plutôt bien placé (en dépit du titre du blog, il n’est pas militaire) car son fils -un Marine- a combattu plusieurs fois dans la province et notamment lors de l’Opération ALLJAH (mai-octobre 2007) durant laquelle son unité participa à la énième reconquête de FALLOUJAH. 

Une première narration considère que le « Réveil » est imputable à l’approche des Marines qui, depuis 2004, ont la charge de la Province. Notamment, en dépit du fait que les unités de la 1ère force expéditionnaire des Marines (MEF) avaient dû prendre d’assaut FALLOUJAH et RAMADI en 2004, les régiments du Corps qui se sont succédés dans les villes du gouvernorat ont continué à mener des actions de présence (entendre: des patrouilles fréquentes), surtout dans les villes de RAMADI ou de HIT. De fait, cette méthode aurait progressivement fait prendre conscience aux Américains de la nécessité de rallier les tribus, après les fins de non-recevoir de l’été 2003 et du printemps 2005. Ainsi, le « Réveil » aurait été rendu possible par les mesures de cooptation et de protection prises par les officiers américains, à AL QAIM d’abord (novembre 2005) puis à RAMADI (été-automne 2006) et enfin dans le reste du pays.

La seconde narration insiste plutôt sur la conjonction des résultats du changement d’alliance avec le « sursaut » de 2007. La clé du « Réveil » serait ainsi sa généralisation à toute la province à compter de la conquête finale de RAMADI (opération MURFREESBORO), de FALLOUJAH (opération ALLJAH) ou encore de HIT. Dans un deuxième temps, le « sursaut » aurait permis à la fois d’interdire le repli d’AQI sur BAGDAD et de généraliser le mouvement de recrutement des milices locales à l’ensemble des Sunnites. Dans cette optique, l’action de PETRAEUS/ODIERNO est incontournable: les nouvelles procédures généralisées de contre-insurrection (contrôle de la population par biométrie et confinement des quartiers, négociations généralisées avec les véritables détenteurs du pouvoir au niveau local, partenariat entre les unités américaines et l’armée puis la police irakiennes, arme économique et financière agitée comme émulation ou comme punition) auraient ainsi forgé le changement d’alliance.

Bien entendu, quantités de variantes existent qui nuancent l’une ou l’autre de ces histoires. Le premier pôle est particulièrement bien illustré par les prises de position de Francis « Bing » WEST (je recommande la lecture de The Strongest Tribe qui est à mon avis la meilleure vulgarisation disponible sur les guerres en Irak, du moins en Anglais et notamment sur la période 2006/2008.) WEST est vraiment intéressant car il mêle une connaissance intime des ressorts de la « contre-insurrection » à la « sauce des Marines » (il commandait un Combined Action Platoon durant la guerre du Vietnam et, à ce titre, il a publié The Village devenu un grand classique) avec une vision déjà empathique portée sur les habitants de ANBAR. Son livre est un plaidoyer sur l’action des petites unités en Irak, dans lesquelles il voit la variable majeure du tournant de la situation en 2006/2008. Bien entendu, son passé politique Républicain ainsi que son apologie de la position du Sénateur McCAIN sur le « sursaut » et les limites posées à la torture, peuvent gêner certains. Mais en aucun cas cela ne peut obérer la portée de son ouvrage, qui repose sur des centaines d’entretiens et sur un travail de terrain conséquent. La seconde est celle d’un certain nombre de « croisés de la COIN » tels que le major Niel SMITH du COIN Center of Excellence ou encore le colonel à la retraite de l’Army Peter MANSOOR, ancien commandeur de la 1ère Brigade de la 1ère Division Blindée à BAGDAD en 2003 et premier directeur du COIN Center of Excellence

Il est donc possible de lire chacun de ces récits comme le prisme de rivalités politiques ou bureaucratiques. J’ai déjà eu l’occasion de souligner combien la décision tardive du « sursaut » est un élément qui entre déjà en cause dans le jugement porté contre le président BUSH. Au-delà, on peut penser aussi à une divergence liée à l’appartenance bureaucratique, voire à l’écart générationnel. En effet, les jeunes penseurs de l’Army militent en faveur d’un changement organisationnel qui passerait par une remise en cause de la culture traditionnelle de l’institution. Le « sursaut » en tant que mise en oeuvre de la stratégie PETRAEUS et de la doctrine COIN de 2006 leur apparaît forcément comme le « tournant » de la présence américaine en Irak. Au contraire, WEST et certains officiers du Corps des Marines considèrent qu’il existe dans leur institution un gisement de compétences concernant la « contre-insurrection ». Cette tradition coloniale est donc un plus face à l’Army et s’exprimerait précocement dans la présence des Marines en Irak (en fait dès 2003 si l’on en croit un article que fit paraître le général KELLY, alors commandant adjoint de la 1ère division de Marines, dans la Marine Corps Gazette en 2004).

Tout ceci est évidemment simplificateur. D’abord parce que l’histoire réelle de ces deux institutions est plus complexe quant à leurs rapports à la « contre-insurrection » et aux « petites guerres » coloniales. On ne peut donc présenter les deux armées comme culturellement opposées, d’autant que les contacts entre les deux et le développement de l’interarmisation a conduit à un réel isomorphisme depuis longtemps. Ensuite parce que les procédures ont été tellement décentralisées en Irak qu’il n’y a eu de réelle standardisation de la stratégie et de son application qu’en 2007 (l’apparition d’une manoeuvre de niveau opératif peut être datée du Plan de Sécurité de Bagdad d’ODIERNO en décembre 2006). Surtout, ces deux récits minorent les changements internes à la guérilla sunnite et le rôle des interactions entre cette dernière et les actions des militaires américains à Anbar.

Ainsi, il est clair, comme le souligne WEST, que les tentatives d’approches des cheiks par les officiers américains datent de 2003. De même, certains cheiks proposent des alliances dès cette date. Par ailleurs, l’exemple précoce du LCL Julian ALFORD à AL QAIM (novembre 2005) montre que cette approche était envisagée au plus près du terrain. Enfin, on sait également que les tensions au sein de la guérilla sunnite éclatent dès 2005 (certains cheiks de Falloujah avaient tenté un premier « Réveil » à l’automne 2005 et ont échoué du fait de l’indifférence des militaires américains sur place).

Par ailleurs, la vision d’une guérilla sunnite de plus en plus djihadiste et de plus en plus unie, contraste avec les nombreuses « purges » que l’on observe dès la mise en place du « califat de Falloujah » après le transfert à la « brigade de Falloujah » (formée d’anciens officiers de l’armée de S. HUSSEIN) en mai 2004. Elle contraste également avec le double-jeu de nombreux cheiks de la province, qui s’insèrent entre les Américains (qui négocient de l’argent et des emplois contre de l’ordre), les Nationalistes (dont les cheiks sont proches du fait du rôle que ces derniers tenaient dans les rouages du pouvoir à partir de la décennie 1990) et les Jihadistes (qui font leur apparition au début de 2004, notamment par le « massacre de la St Valentin » qui se traduit par la « purge » de la police locale des éléments jugés trop favorables aux Américains). Il faut donc comprendre (en nuançant parfois) que la contrainte et la terreur -qui s’étaient imposées à partir de 2004 comme les principaux facteurs de recrutements de la guérilla dans cette province- ont fini par peser sur les structures locales du pouvoir. 

Par ailleurs, certains éléments sont imputables aux Américains. Il est clair que la politique de présence des Marines sur les villes de la basse vallée de l’Euphrate lors de la reconquête des bastions urbains de la rébellion (2004-début 2005 pour la province) a contribué à faire pression sur les éléments les plus indécis. Tandis que les opérations de ratissage mises en oeuvre dans la haute vallée de l’Euphrate dans la seconde partie de 2005 (qui s’inscrivaient dans une stratégie d’interdiction des infiltrations d’hommes et de matériels à partir de la frontière syrienne et dont l’occupation sur AL QAIM est le point d’orgue) ont permis de gêner les trafics et la contrebande, activité lucrative de nombreuses tribus. Deux autres éléments ont certainement joué un rôle majeur de la part des Marines. Le premier est la volonté, à partir du printemps 2006 et de la reconquête progressive de RAMADI, de recruter les unités de police sur une base locale, au lieu de laisser opérer les unités de la Police Nationale ou de l’Armée -majoritairement perçues comme « perses » car chiites. Cette décision prise au niveau de la brigade (en l’occurence la 1ère Brigade de la 1ère division d’infanterie commandée alors par le Colonel McFARLAND) a entraîné une deuxième conséquence: la mise sous protection des recrues potentielles, la reprise du procédé des patrouilles combinées (elle même reprise par les Marines sur les Combined Action Platoons), et surtout la nécessité de négocier avec les cheiks de manière à recruter sur une base tribale. Bien entendu, cela n’a été rendue possible que par un long travail de persuasion, lui-même facilité par certaines conditions promises par les Américains: maintien des milices tribales (éventuellement transférées telle quelle aux unités de la police provinciale ou municipale), garantie d’un salaire régulier de 300$ par personne distribuée par le cheik, autorisation tacite des « exécutions extra-judiciaires », protection rapprochée des leaders et de leur famille, soutien de ces derniers face à leurs concurrents. C’est ainsi que la rébellion sunnite n’a pas été vaincue mais bien « retournée » et que la société tribale a vu l’émergence de nouveaux venus, convaincus de la nécessité de s’appuyer (d’instrumentaliser) les Américains. 

C’est bien de cette rencontre contingente qu’il faudrait parler davantage que des mérites supposés des tactiques des Marines ou du « miracle PETRAEUS ». On y trouverait confirmation d’un certain nombre d’intuitions concernant la nécessité d’une analyse mimétique ou en termes d’identité. Les « occupants » sont devenus des « protecteurs » et des « libérateurs » sans que l’on puisse parler ni de corruption généralisée des chefs de la rébellion, ni de soutien totalement désintéressé de la part de ces derniers. Ne faut-il pas comprendre, au-delà de ce que dit KILLCULLEN sur la « révolte des tribus », qu’à la fascination exercée par les Américains (qui font peur -surtout les Marines considérés comme impitoyables- et que l’on veut imiter en même temps) aurait succédé la possibilité d’une identification réciproque -dans certains lieux et entre certaines personnes-clés- entre les Américains et les cheiks sunnites. Ce mouvement aurait été rendu possible partiellement par les ajustements tactiques des Américains et par les modifications de perceptions de leurs intérêts et de leurs identités chez les cheiks. Pour mieux le dire, l’oscillation entre deux modèles -AQI et le nationalisme anti-américain d’une part, la reconstruction américaine d’autre part- aurait permis de prendre de justes distances tant avec les premiers qu’avec les seconds. Chez certains cheiks, et dans certains lieux, la conséquence en aurait été le rejet d’AQI et l’alliance avec les Américains. Chez ces derniers, la meilleure empathie consécutive à une meilleure connaissance des Irakiens aurait contribué à faire cesser la victimisation de la population civile. Ce n’est pas un hasard si deux des « pionniers » américains du Sahwa sont des « intelligents culturels ». Le LCL ALFORD a un diplôme en anthropologie politique, feu le capitaine Travis PATRIQUIN -à l’origine de l’engouement de l’état-major du colonel McFARLAND pour les tasses de chai partagées avec les cheiks de RAMADI- était un officier des forces spéciales particulièrement doué pour les langues et pour l’empathie culturelle.

Un peu de douceur….

Je viens de changer l’apparence du blog…. Un peu plus « zen » (étrangement, je n’arrive pas à changer d’image d’en-tête).

Au nom du 11 septembre… compte-rendu de lecture

Un excellent ouvrage qui doit absolument figurer sur les étagères de toute personne intéressée par le phénomène de l’anti-terrorisme ou de la contre-insurrection.

Fruit d’un travail collectif codirigé par Didier BIGO, Laurent BONELLI et Thomas DELTOMBE, ce livre est un recueil d’articles composés par plusieurs chercheurs européens, la plupart proches ou appartenant au programme CHALLENGES ou ayant participé au manifeste de Critical Approaches of Security in Europe (C.A.S.E.) paru dans Security Dialogue en 2006.

Les auteurs y examinent sous des angles divers les conséquences du 11 septembre et de la « guerre au terrorisme » sur les acteurs, les discours et les pratiques du « champ de la sécurité », ce dernier pouvant être défini, à la manière de BOURDIEU, comme un champ polarisé sur quelques acteurs influents (auto-)légitimés à définir les concepts et les pratiques sécuritaires, mais aussi dont les frontières extrêmement mouvantes tendent à inclure de nouveaux domaines et de nouveaux acteurs.

Notamment, il apparaît que le 11 septembre a permis de construire une menace légitimant a posteriori un certain nombre de remises en cause des libertés civiles, ou autorisant la coercition contre des ennemis intérieurs voire l’exclusion et la surveillance globale des « migrants ». Par ailleurs, cet évènement aurait permis l’émergence de nombreux experts souvent auto-proclamés jouant avec le feu sécuritaire pour asseoir leur légitimité, celle-ci découlant en retour de leur soi-disant « expertise ». Enfin, l’émergence d’un ordre sécuritaire global, caractérisé par le brouillage des distinctions entre la sécurité interne et la sécurité externe (apparition d’un continumm), entre le public et le privé (externalisation et synergie), et par l’interdépendance croissante des acteurs de la sécurité au niveau mondial, permet de jeter un regard neuf sur les mutations internes aux « agences de sécurité », en premier lieu (mais pas seulement) les militaires (apparition des « hybrides », militarisation de la police, policiarisation de l’armée). Sont analysées pêle-mêle les mutations du discours et des pratiques sécuritaires américaines (excellent article de Christian OLLSON sur les origines coloniales de la « contre-insurrection » menée en Afghanistan et en Irak), les pratiques nationales (France, Royaume-Uni, Union Européenne, Etats-Unis, Russie, Organisation de Coopération de Shanghaï), et les dérives du discours sécuritaire, notamment en ce qui concerne la construction discursive des menaces (articles sur « l’arch-ennemi » ZARQUAOUI, sur les liens troubles entre le GIA et les militaires algériens, sur le rôle des médias dans la description de la menace terroriste).

Au final, ce livre fait la synthèse des positions critiques sur la question de l’anti-terrorisme et des risques qu’il ferait courir aux démocraties, en amalgamant étrangers et terroristes, en poursuivant la construction de l’ordre sécuritaire global fondé sur la surveillance (dans l’optique de Michel FOUCAULT, il s’agit d’analyser comment le gouvernement de souveraineté s’imbrique au sein des sociétés de surveillance et de contrôle), et en bénéficiant aux acteurs de la sécurité, les plus intéressés à poursuivre la « guerre au terrorisme ». Sur le plan des Relations Internationales, quelques interventions prennent le parti de faire le lien avec une « police globale » destinée à faire perdurer une forme d’hégémonie américaine.

Sur le plan intellectuel, il est important en effet de prendre en compte la manière dont les discours liés à la sécurité servent également à auto-légitimer les acteurs et les pratiques. Ainsi en est-il effectivement de la « contre-insurrection » qui, au-delà des questions sur l’adaptation des forces armées, est également un discours légitimant des pratiques (contre-terreur et contrôle de la population), une politique (un contrôle indirect sur l’Irak ayant des « saveurs coloniales »), et surtout une « transformation » des forces armées et, au-delà, de l’ensemble de l’appareil de sécurité nationale des Etats-Unis.

Toutefois, je vois deux critiques à formuler sur cette approche générale des questions de sécurité. Je ne vois aucune raison de reprocher à leurs auteurs une approche selon les Ecoles Critiques. Après tout, celles-ci ont le mérite de questionner ce qui nous paraît évident.

En revanche, il serait nécessaire de mieux distinguer et relier ce qui est de l’ordre du discours, des pratiques institutionnelles et des pratiques effectives. La « contre-insurrection » en Irak ne peut simplement se réduire à la réactualisation des pratiques coloniales. En effet, il faut tenir compte des pesanteurs bureaucratiques, des nécessités tactiques et des expériences individuelles ou collectives pour mieux comprendre ce qui se joue là-bas. Sans être dupe de la rhétorique « romantique » entourant parfois les références à Galula notamment, il faut montrer quelles sont les procédures réellement appliquées en Irak. Ce faisant, on entre dans la complexité du fait de la diversité des situations. 

Mais ma critique principale est ailleurs. Au fond, ce livre -comme de nombreux projets de recherche liés à l’Ecole Critique- rend compte essentiellement de la construction discursive de la menace par les acteurs du champ de sécurité. Ce faisant, il vide cette menace de toute substance et de toute épaisseur historique. Tout se passe en effet comme si les « terroristes », les « insurgés », les « rebelles » n’existaient qu’au bénéfice des militaires, des policiers, des agents de renseignement et des décideurs politiques américains, occidentaux ou russes. Un exemple frappant est celui de ZARQUAOUI. On ne peut nier en effet que le jordanien ait surtout servi à « personnifier » le « Mal » et l’insurrection en Irak en tant qu’allégorie du « voyou du Jihad », permettant de faire l’économie d’une analyse des erreurs et des fautes commises par les Américains. Mais c’est lui retirer toute épaisseur historique que de ne pas assez insister sur les projets et les motivations d’AQI, dont il fut le chef, même si ce fut essentiellement DU FAIT de la « publicité » que lui firent les Américains. C’est également oublier que, précocement, d’autres postures s’observent au sein des forces armées, qui consistent à analyser les erreurs initiales (même si on ne remet jamais en cause les fautes). Dans un autre ordre d’idée, il est certainement salutaire de pointer du doigt les « experts auto-proclamés » que s’arrachent les médias et qui, au fond, véhiculent essentiellement une image biaisée de l’Autre. Mais cela doit-il conduire à négliger l’autre versant du problème, à  savoir cet Autre que l’on perçoit comme une menace?

Pour mieux le dire, ces approches manquent d’une analyse mimétique. A force de déconstruire le discours occidental sur la « menace terroriste », on en vient à ignorer les constructions discursives et les pratiques de ceux qui se proclament eux-mêmes comme des terroristes (pratiques et discours éminemment mimétiques). Il ne s’agit pas ici d’une question d’équité, renvoyant chacun des adversaires dos à dos, mais il s’agit surtout d’une affaire scientifique. En effet, si « l’ennemi » de « l’Occident » est construit à travers des discours, des pratiques et des acteurs particuliers (du Discours sur la Sécurité Nationale au recrutement des « Fils de l’Irak », en passant par la torture « négociée » à Guantanamo), il faut également montrer en quoi ces discours, acteurs et pratiques découlent également des discours, des acteurs et des pratiques de ce soi-disant « ennemi ». On ne peut faire l’économie d’une approche mimétique en ce sens qu’elle évite de tomber dans le piège du « c’est pas moi, c’est l’autre », qui hante tant les interventions des soit-disant « experts » que celles des « Critiques ». Sociologiquement, il est nécessaire de comprendre comment l’interaction réciproque conduit à ce double travers de la « victimisation » du « monde musulman » par les « Occidentaux » et de la culpabilisation des « Occidentaux » par les bonnes consciences de la planète, lesquelles tombent -en ressuscitant un début de tiers-mondisme- dans le « mensonge romantique » qu’est le ressentiment. 

Cela ne consiste nullement à renvoyer les adversaires dos à dos et à refuser de prendre parti. Simplement, il convient, afin de prendre de la distance, de réfléchir tant aux erreurs et fautes des « Occidentaux » (qui ont conduit au ressentiment du « Sud » et qui continuent à créer ce dernier par leur politique et leurs discours sécuritaires) que de refuser l’auto-dénigrement (qui relève selon moi du même orgueil ethnocentrique) qui ne peut qu’inciter à la violence. Dans le cas qui nous occupe, il nous faut renouer avec les fondamentaux de l’approche anthropologique et surtout tenter de coller au projet initial des études critiques de la sécurité, à savoir celui de l’émancipation. Plus précisément, cette émancipation n’est pas trop à rechercher dans une quelconque autonomie illusoire et source de violence latente, que dans l’étude des tenants et des aboutissants de la violence insurrectionnelle et contre-insurrectionnelle (et de leur réciprocité).

Au fond, et même si je me sens proche de ce courant intellectuel (du fait de son insistance sur la contingence, de sa problématisation des catégories du discours, de son approche sociohistorique des pratiques de la sécurité qui montre que ce qui se joue est à la fois neuf et très ancien), je ne peux m’empêcher de penser qu’il est incomplet. De par sa position épistémologique essentiellement, ce livre me semble occulter une partie du problème, qui tient dans la « menace » elle-même. De fait, à « déconstruire », on risque de tomber dans un relativisme qui n’est que faussement pacificateur. En réalité, le relativisme ne permet pas de prendre une distance suffisante avec nos propres « vérités ». Il n’en est que la négation pure et simple, soit une autre vérité. A travers ce mouvement, on comprend que le relativisme risque un écueil majeur: celui de ne pas s’appliquer à lui-même ses propres maximes (notamment la réduction de la validité d’un énoncé au contexte de son énonciation).

Au final, et comme je le disais en introduisant ce long article, il faut lire ce livre, car il contient des pistes fécondes pour le chercheur. Il faut simplement le voir comme une des faces du miroir…..

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