La possible reprise des attentats-suicide, qu’ils soient l’oeuvre d’AQI ou de baassistes instrumentalisant ces derniers, amène une réflexion nécessaire. Au fond, le « sursaut » a ramené les insurgés au rang de rebelles ou, pour mieux le dire, à la première phase d’une insurrection « classique » sur le modèle maoïste ou « révolutionnaire ».
De fait, les groupes rebelles usant aujourd’hui du terrorisme, « arme du plus faible » comme dirait Gérard CHALIAND, sont avantagés par de nombreux facteurs endogènes et exogènes.
-Concernant les premiers, il faut noter en effet que les « grandes réformes » nécessaires à la pacification, c’est à dire dans ce cas la réconciliation politique et l’achèvement de la reconstruction socio-économique, ont atteint un niveau beaucoup plus modestes que les réels succès contre AQI. Par conséquent, les griefs, réels ou perçus, restent nombreux et peuvent potentiellement apporter des recrues aux rebelles.
-Les seconds sont plus intéressants car novateurs par rapport aux insurrections « classiques ». Les groupes rebelles ou terroristes sont en effet plus mobiles et moins dépendants des structures matérielles de leur base locale du pouvoir (la population), ce qui explique que, en dépit de l’éradication quasi-complète de leurs refuges, ils continuent à pouvoir mobiliser des fonds, coordonner des actions et mener des opérations sur l’information. Il ne faut pas négliger non plus l’influence qu’exerce certainement l’Iran via les Gardes de la Révolution (et notamment les Forces Spéciales Al-Qods) en formant, équipant et finançant une partie des groupes rebelles (non seulement les « groupes spéciaux » issus de la mouvance madhiste, mais aussi certains groupes sunnites).
Ce qui pose finalement la question des conditions de victoire au niveau stratégique en contre-insurrection/contre-rébellion. Il me semble que l’affirmation souvent entendue qu’il suffirait de rallier les populations, centre de gravité, par le gain des « esprits et des coeurs » nécessite une analyse critique. En effet, la proportion de validité de cette proposition me semble dépendre étroitement de l’analyse portée sur les causes (et pas seulement les conditions) de l’insurrection. En d’autres termes, une étude menée sur la proportion des facteurs exogènes et endogènes me paraît plus qu’utile.
Car nous nous trouvons là au coeur d’une divergence notable observée entre les partisans et promoteurs de la contre-insurrection. Pour les spécialistes et les praticiens qui considèrent que la contre-insurrection est causée par les « contradictions internes » (pour reprendre la terminologie marxiste), la population est un centre de gravité essentiel aux trois niveaux tactique, opératif et stratégique. Les mesures à prendre pour rallier la population seront donc essentielles au succès stratégique: une fois l’insurgé coupé de la population et celle-ci persuadée que le gouvernement légal ou la force ingérente sont capables d’apporter les réformes politiques, économiques et/ou sociales nécessaires, l’insurrection s’éteint d’elle-même. Toutefois, même dans ce cas, il est probable qu’un noyau dur d’irréductible puisse essayer de poursuivre son action pour la prise du pouvoir et/ou la perturbation du contre-insurgé.
Au contraire, ceux qui considèrent que l’insurrection est importée par un ennemi alimentant des griefs réels voire créant ceux-ci, la population n’est plus qu’un centre de gravité au niveau tactique (contrôle des populations). En revanche, au niveau stratégique ou opératif, le succès nécessite plutôt le démantèlement de l’infrastructure politique et militaire de l’insurrection.
On reconnaît là la divergence profonde dans l’analyse entre David Galula et Roger Trinquier, prolongée aujourd’hui dans le débat américain par Bing West vs. David Killcullen. Pour le dire autrement, cette analyse est essentielle pour éviter l’illusion que procure la certitude « galulienne » qu’il suffit de couper la population de l’insurgé et de rallier la première pour triompher. Cela pouvait d’ailleurs peut-être être le cas dans les opérations de pacification coloniales ou les guerres de décolonisation, c’est à dire lorsque le rebelle dépendait étroitement d’une base physique et psychologique pour subsister et prospérer dans l’attente du pourrissement. Mais dans le cas contemporain, il me semble que la rébellion puisse durer avec le minimum d’assise physique et psychologique (plutôt moins pour la première que pour la seconde d’ailleurs).
Au-delà pourtant, se pose une autre question: est-il possible véritablement d’isoler et de mesurer la part prise par les facteurs endogènes et exogènes? Il faudrait en effet tenir compte d’une autre réalité illustrée par l’évolution de l’attitude américaine en Irak. Entre 2003 et 2006/07, la rébellion a été majoritairement perçue comme un élément externe ou marginal (alors que pour ma part, j’inclinerais à penser qu’elle était alimentée par un véritable soutien populaire, au moins à partir de 2004), tandis qu’à compter de cette date, l’insurrection est devenue une affaire nationale (marquée par la guerre civile), qu’il fallait régler en « protégeant et servant la population » au niveau local. Or, ne faudrait-il pas s’interroger sur les processus et les mécanismes qui font qu’une insurrection (c’est à dire un soulèvement largement soutenu par la population et alimenté par des facteurs internes) devient une rébellion (c’est à dire l’action d’un petit groupe pour prendre le pouvoir ou perturber un ennemi global)? Je suis sur qu’une telle réflexion ne pourrait faire l’économie de penser un mouvement mimétique entre les rebelles, la population (dans toutes ses composantes) et les contre-insurgés.