Armée et Nation: le retour de la conscription aux Etats-Unis?

Le 29 juin dernier, lors du 2012 Aspen Ideas Festival, le général McChrystal s’exprimait ainsi:

« I think we ought to have a draft. I think if a nation goes to war, it shouldn’t be solely be represented by a professional force, because it gets to be unrepresentative of the population (…) I think if a nation goes to war, every town, every city needs to be at risk. You make that decision and everybody has skin in the game »

Autrement dit: le retour à la conscription.

Or, voilà bien quelque chose d’étonnant: l’établissement d’une force entièrement professionnelle en 1973 (All-Volunteer Force) répondait au soucis des décideurs militaires de reprendre le contrôle de l’outil militaire des mains des politiques qu’ils estimaient être responsables du désastre vietnamien. En cause: la micro-gestion, l’élévation artificielle des enjeux et la pression de McNamara ou de Johnson sur les chefs d’Etat-major (et même si on s’en tient à la ligne définie par Henry McMaster qui estime que ces derniers ont manqué à leur devoir en se taisant). La constitution d’une force professionnelle ainsi que la complexification des mécanismes de levée des réserves devaient permettre aux décideurs militaires d’empêcher toute interventionnisme. Dans la lignée de la doctrine Powell, les militaires s’érigeaient ainsi en arbitre de l’usage de la force, usurpant les prérogatives de la sphère politique (et même si on considère les sphères politiques et militaires comme distinctes sans être réellement séparées).

Après 10 années d’interventionnisme, certains tenant de l’école de la « suprématie militaire » considèrent qu’ils doivent non seulement reprendre le contrôle de l’outil militaire, mais également assurer que soit garanti le soutien de l’opinion publique. Cela répond à l’un des mythes dominant au sein de la société militaire: celui qui explique la défaite par le manque d’implication de la société (ou de la « Nation » pour reprendre la terminologie souvent utilisée) à cause des médias, de la trahison ou de la microgestion du pouvoir politique. Lier étroitement Nation et Armées est vu comme naturel (l’Armée est fait pour gagner les guerres de la Nation, c’est même la définition que se donne l’Army, tandis que la Nation compose l’Armée) et doit permettre de garantir un soutien sans faille de l’opinion domestique.

C’est d’ailleurs l’argument repris par McChrystal:

« We’ve never done that in the United State before; we’ve never fought an extended war with an all- volunteer military. So what it means is you’ve got a very small population that you’re going to and you’re going to it over and over again (…) Because it’s less than one percent of the population… people are very supportive but they don’t have the same connection to it. »

Bien entendu, c’est une voix qui n’est certainement pas dominante (puisque penser la sphère militaire comme unitaire est une erreur, à rebours de ce que voudraient faire croire de nombreux officiers), mais qui se fait entendre de plus en plus au sein de certains cercles. Elle montre que restent tenaces certains poncifs. Mais au-delà des préjugés, il est intéressant de saisir l’enjeu d’une telle demande (qui a peu de chance d’aboutir évidemment): il s’agit de lier véritablement le sort des armes (sur un théâtre expéditionnaire lointain) et celui de la société…

Loin de moi l’idée de ne pas saisir ce qui peut animer une telle demande, au-delà des préjugés et des poncifs sur les « civils »: il s’agit de mettre fin aussi à cette dichotomie spatio-temporelle expérimentée par beaucoup en Irak et en Afghanistan (et qu’illustre aussi le sort des vétérans aux Etats-Unis)… Etre mieux compris en quelque sorte. Certes, cela ne doit pas empêcher de rappeler la hiérarchie qui doit exister entre les sphères politiques et militaires, et de prendre conscience que l’absence de menaces réelles ou d’ennemis identifiés  rend moins pertinente l’existence de la conscription…

Little America: quelques réflexions

Lisant l’excellent livre de Radjiv Chandrasekaran sur les Américains dans le Helmand, je ne peux m’empêcher de noter quelques réflexion. Bien informé, l’auteur nous livre en effet les éléments permettant de confirmer quelques hypothèses concernant d’autres théâtres (notamment l’Irak). Je prends deux exemples:

  1. Sur l’envoi de 10 000 Marines dans le Helmand en 2009. L’auteur montre que tous à Washington, ainsi que McChrystal d’ailleurs, savent que le déploiement de troupes supplémentaires à Kandahar serait plus pertinent. Au lieu de cela, le général Nicholson est envoyé dans cette province minée par l’insurrection mais ne représentant que 1% de la population du pays. On peut certes y trouver un enjeu: mettre fin à la culture de pavot qui alimenterait les Taliban (R. Holbrooke soulignant que l’essentiel du soutien financier vient plutôt de donateurs des pays du Golfe), faire pression sur les dirigeants corrompus d’une province que les Britanniques n’ont pu pacifier, démontrer enfin la validité des tactiques de « contre-insurrection ». Il n’en reste pas moins que Kandahar est un objectif plus valable, non seulement parce qu’il s’agit de la troisème ville du pays, mais également en raison de sa situation de carrefour. Ce qui frappe sont les raisons avancées pour justifier le choix du Helmand: le refus des Canadiens de se faire épauler par les Américains (les Canadiens considérant que la sécurité s’est améliorée à Kandahar), la crainte d’aliéner les populations locales (Kandahar étant une cité symbolique pour les Pachtounes), mais surtout la demande expresse des Marines (via le général Conway lui-même) de déployer l’ensemble des moyens organiques d’une Force Expéditionnaire, bref de disposer d’un « Marinestan ».
  2. Concernant la lutte contre la culture du pavot, on observe un écart -si ce n’est un fossé- entre les logiques des experts locaux, celles du Département d’Etat et celle de USAID. Ainsi, les spécialistes de la région recommandent de favoriser la culture du coton et l’industrie textile. USAID et le Département d’Etat considèrent au contraire qu’il faut transformer la région vers une agriculture de fruits et agrumes destinés à l’exportation. Les moyens qui sont alloués aux experts de la région et aux bonnes volontés locales sont extrêmement réduits, et on voit comment les représentants d’USAID s’enfoncent dans leur raisonnement, estimant que -dans l’attente du développement des vergers- il faut occuper la main d’oeuvre du Helmand à la construction de routes, ou bien favorisant les politiques d’épandage de défoliants dans les champs de pavot. Au bout du compte, les retards pris, l’insuffisance des moyens financiers et l’aveuglement bureaucratique conduisent non seulement à favoriser le pavot mais aussi à attiser la méfiance des agriculteurs locaux vis à vis des Américains (militaires, agences gouvernementales ou ONG) et même des représentants de Kaboul.

Ces deux exemples, hâtivement brossés, posent question. Ils montrent que, en dépit de la circulation accrue des informations entre le théâtre et Washington, l’enchevêtrement des logiques divergentes entre des acteurs multiples conduit soit à l’absence de décision, soit à l’élaboration de stratégies inefficaces voire contre-productives. Le deuxième enseignement, lié au premier, insiste sur l’éloignement géographique et social entre le terrain et Washington: la prise d’une décision et sa mise en oeuvre ne sont en rien linéaires. Il faut tenir compte de la médiatisation imposée par les acteurs et la distance. On peut certes arguer des lourdeurs bureaucratiques, des différences de perception, des logiques corporatistes. Mais c’est surtout l’existence de deux espaces distincts sans être séparés, de deux logiques (celle qui prévaut pour les acteurs sur place, celle qui anime les décideurs à Washington) qui démontre à quel point on ne peut simplement répliquer telles quelles des décisions et des stratégies décidées en haut lieu. Comment, en dépit des discours sur « la localisation de la contre-insurrection et de la stabilisation », le principe de subsidiarité n’est pas aussi simple à mettre en oeuvre.

Logique de guerre, logique de paix

Ce petit texte est un résumé du premier chapitre de ma thèse, ou plutôt d’une réflexion plus approfondie sur les liens entre décideurs politiques, décideurs militaires et unités déployées sur un théâtre extérieur (ici, l’Irak de 2003 à 2008).

La question posée est celle des évolutions observables dans les politiques, les stratégies, les doctrines et les tactiques américaines. En effet, on ne peut nier un effort d’adaptation dans tous ces domaines entre l’invasion de 2003 (voire les attentats du 11 septembre) et aujourd’hui. Toutefois, le scepticisme règne quant à la profondeur et à la pérennité de ces processus. Je renvoie notamment à David Ucko ici et. Le principal obstacle consiste à analyser ces processus comme si ils n’en formaient qu’un seul. Certes, ils sont liés et relativement interdépendants, mais il me semble que l’on peut les découper pour mieux comprendre en quoi ils fonctionnent selon des logiques bien différentes.

  1. L’adaptation des politiques, des stratégies et des institutions militaires relève d’une logique interne à l’appareil de Défense des Etats-Unis et, plus largement, au constant ajustement de la politique étrangère américaine depuis la fin de la guerre froide.  Dans une certaine mesure, les réformes accomplies restent superficielles, les stratégies répondent davantage à la pression exercée par la sphère politique sur les décideurs militaires. Enfin, il faut tenir compte des pressions internes provenant des élites et, dans une mesure plus difficile à quantifier, de l’opinion domestique. A titre d’exemple, l’insistance du Pentagone à vouloir des institutions adaptées aux menaces dites « irrégulières » n’est pas neuve, mais elle ne suscite que des ajustements non-significatifs qui renvoient au soucis des top brass de répondre à la demande politique en fonction de la manière dont ils perçoivent leurs intérêts.
  2. L’élaboration doctrinale est plus complexe. Elle a donné lieu à une refonte profonde des doctrines et des concepts, processus qui est toujours en cours d’ailleurs. Ce phénomène dépend davantage de dynamiques internes aux institutions, et notamment à la rivalité entre groupes de pression qui pourraient se découper entre « réformateurs », « conservateurs » et « modérés ». Le mot d’ordre principal est celui de l’adaptation (en rapport avec le premier niveau). Il se manifeste par une volonté de certes « coller » au contexte des guerres contemporaines, mais également de rester le plus pertinent possible dans la concurrence entre organisations. A ce niveau, les acteurs sont partagés entre ceux qui font preuve de réflexivité et saisissent consciemment ces enjeux, et ceux qui adhèrent aux nouveaux concepts comme à des mythes essentiels ou à des solutions stratégiques.
  3. L’adaptation tactique est un processus organique aux unités déployées sur le terrain. Elle est presque essentiellement fonctionnelle (c’est à dire qu’elle cherche à répondre aux défis du contexte conflictuel), mais se trouve comme saisie par les enjeux des deux autres niveaux. La circulation des savoirs et des savoirs-faire qui en forme la clé de voûte est essentiellement horizontale et, lorsqu’elle se trouve liée au niveau supérieur, elle fonctionne plutôt du bas vers le haut.

Cette distinction de logiques (politiques, institutionnelles ou fonctionnelles) se comprend dès lors que l’on saisit qu’au fond il s’agit de deux espaces-temps bien distincts, sans être séparés. Les décideurs politiques et militaires agissent dans une logique de temps de paix, ce qui permet de les analyser selon les modèles « classiques » de Stephen Rosen ou de Barry Posen. Les unités déployées sur le terrain agissent dans une logique de temps de guerre, ce qui correspond davantage aux travaux d’un Bruce Gudmusson par exemple.

A cela, on peut ajouter une réflexion: les officiers et militaires sur le terrain se trouvent face à des objectifs politiques définis de manière ambitieuse ou floue. Laissés à eux-mêmes, ils développent leurs propres tactiques et tendent aussi à vouloir peser sur l’élaboration stratégique (notamment à travers le groupe des « réformateurs » et à partir du moment où les premiers officiers supérieurs ou généraux ayant fait leurs armes en Irak se retrouvent à des postes de responsabilité au sein de leurs institutions).

Enfin, on ne peut oublier qu’il existe des ponts entre ces trois niveaux d’analyse. C’est le cas notamment d’individus tel que le général David Petraeus. Bien qu’intéressé aux trois processus, on voit cependant que ce dernier reste orienté essentiellement par les deux premiers… Logiques de guerre et logiques de paix s’entremêlent ainsi, mais sans jamais se confondre.

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