Dans un discours très attendu prononcé hier à la National Defense University, Barack Obama s’est prononcé pour la première fois sur l’ensemble de la stratégie des Etats-Unis contre Al-Qaïda et ses affiliés. Loin d’être le tournant annoncé par certains, sa déclaration semble surtout avoir été motivée par le désir de répondre aux interrogations et aux craintes suscitées par l’utilisation des drones dans des campagnes de décapitation.
Parmi ces contestations, il faut noter la crispation sur certains points: la pratique des « signature strikes » (tirs d’opportunité), la légalité de l’utilisation de la force sur des territoires d’Etats avec lesquels les Etats-Unis ne sont pas en guerre, le cadre légal de l’emploi des drones (et donc le statut des individus ciblés), la peur de conséquences contre-productives (aliénation des sociétés locales voire de leurs élites), la question de la transparence du processus de sélection des cibles et de la mise en oeuvre des drones, enfin, la crainte de voir s’épanouir un dispositif global de surveillance et d’élimination, y compris contre des citoyens américains. Au-delà de ces interrogations légitimes, il peut être utile de se pencher sur ce discours et sur les modalités du recours aux drones armés par les Etats-Unis qu’il annonce, redéfinit et – d’une certaine manière – normalise.
L’Amérique à la croisée des chemins?
Le discours d’Obama doit d’abord se comprendre comme un exercice de style propre au président: une manière qu’il juge politiquement efficace de façonner les termes du débat et de faire savoir les nuances de son approche, loin de tout manichéisme. En second lieu, il s’inscrit dans un contexte de politisation croissante de la stratégie d’éliminations ciblées et de l’approche contre-terroriste adoptée par son administration. Qu’il s’agisse des objections formulées par le rapporteur spécial de l’ONU pour les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, des critiques émanant d’universitaires ou encore d’activistes, voire de la tentative du sénateur Rand Paul de porter le débat sur la place publique, la question des targeted killings a pris une place croissante dans les débats au moins depuis la mort de Anouar Al-Aulaki, ce citoyen américain considéré comme un membre important d’Al-Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQAP). Dit autrement, le discours d’Obama n’a pas pour seule fonction de répondre à ces critiques mais bien de modeler la perception de l’attitude passée, présente et future de l’administration.
Ainsi, le président américain fait-il remarquer que pas une seule frappe de drones n’a été soustraite à la connaissance des commissions ad hoc du Congrès. De la même manière, le président rappelle que le choix des individus ciblés et de l’exécution de la frappe répond à des considérations concernant le risque que poserait une tentative de capture, l’imminence de la menace que l’individu représente pour les Etats-Unis ainsi que le manque de volonté ou de capacités des forces de sécurité locales. Il annonce son souhait de réduire le nombre de frappes en encadrant davantage encore l’utilisation des drones. Du reste, il semble que l’administration ait fait preuve de davantage de retenue ces derniers mois (à l’exception peut-être du Yémen), ce qui correspond à l’analyse donnée dans le discours: la technologie et l’efficacité tactique du drone ne doivent pas laisser croire qu’il soit sage de les utiliser en toutes circonstances. En d’autres termes, le président fait une analogie entre la nécessité de la retenue et le désengagement progressif d’Irak et d’Afghanistan qu’il a initié.
Au-delà, ce discours se veut d’abord l’occasion pour Obama de rappeler son attachement à l’Etat de droit et aux valeurs fondatrices de l’Amérique. C’est la raison pour laquelle il tend la main au Congrès concernant la révision (et l’abrogation éventuelle) de l’Authorization of the Use of Military Force (AUMF) ainsi que la mise en place de procédures de contrôle par la branche législative. Il réaffirme ainsi son souhait de ne pas laisser se développer un pouvoir présidentiel absolu dans la conduite du contre-terrorisme ainsi que sa volonté de respecter l’équilibre des pouvoirs. Enfin, il rappelle l’impératif formulée dès 2009 de fermer la prison de Guantanamo.
Enfin, le président américain tient à rassurer ses concitoyens: à l’image de ses prédécesseurs, il ne souhaite pas conserver une posture de « guerre permanente » d’autant que la nature de la menace présentée par Al-Qaïda a changé. Selon lui en effet, les branches locales du mouvement sont davantage intéressées au niveau local et régional et ne présentent pas une menace directe pour les Etats-Unis, à l’exception d’AQAP. L’attentat de Boston lui donne l’occasion de réaffirmer la menace des homegrown terrorists et d’insister sur les trois dangers auxquels l’Amérique fait face: ces derniers, les attaques contre les intérêts américains, le fait qu’Al-Qaïda dispose encore de capacités même si l’organisation est moins létale. D’après lui, tout ceci s’apparente à la situation qui prévalait avant le 11 Septembre. Paradoxalement peut-être, ce constat prudent (mais modérément optimiste) justifie la poursuite des campagnes d’éliminations ciblées.
La logique du moindre mal?
La nécessité de se pencher sur les questions éthiques et légales ne répond pas seulement à des impératifs politiques internes. Nul doute que cela s’inscrit dans l’approche pragmatique d’un président qui a cherché à gérer l’héritage de son prédécesseur en donnant une nouvelle signification politique, stratégique et morale aux dispositifs mis en place par ce dernier.
L’utilisation des drones dans des campagnes d’éliminations ciblées doit se comprendre en effet comme une réponse élaborée par les organisations en charge de la lutte contre Al-Qaïda à la demande formulée par le président Bush après le 11 Septembre. Si ce dernier a demandé la mise en place d’une véritable chasse à l’homme globale, il n’a pas particulièrement pesé sur les choix stratégiques. Ceux-ci sont revenus à Donald Rumsfeld d’une part, aux directeurs successifs de la CIA (Georges Tenet, Porter Goss et Michael Hayden) d’autre part. Les drones sont progressivement devenus une arme de choix dès lors que le Pentagone a bâti une organisation capable d’opérations spéciales et de renseignement (le JSOC). Pour l’Agence, les réticences initiales de nombre de fonctionnaires ont été levées par les critiques internes portant sur le réseau de prisons secrètes et les « techniques d’interrogatoire avancées ». La dernière année de la présidence Bush voit ainsi s’accélérer le nombre de frappes dans les zones tribales pakistanaises, d’autant que la CIA a patiemment mis au point un réseau d’informateurs sur ce territoire de manière à pouvoir se passer de l’ISI.
Barack Obama renforce ce recours aux drones dès lors que se pose la question de la détention et qu’émergent des menaces croissantes au Yémen et en Somalie. Dans aucun de ces deux pays en effet, l’administration n’est désireuse (ni capable) de déployer des forces spéciales. Au Pakistan, la collaboration difficile avec les élites pakistanaises rend de plus en plus périlleux le déploiement de troupes au sol. En dépit de son succès, le raid sur Abbotabad aggrave encore la difficulté à planifier et à conduire ce type d’opérations. De ce fait, le recours aux drones apparaît bien comme la seule issue possible.
Enfin, dans un contexte où le président américain considère qu’une intervention massive et de longue durée est à exclure, les drones paraissent résoudre partiellement la quadrature du cercle, promettant une plus grande discrimination, des pertes nulles et des coûts politiques d’autant plus réduits qu’il s’agit d’une guerre menée dans l’ombre.
Contraintes et réalités du contre-terrorisme:
Si donc la politisation croissante entourant les drones et les éliminations ciblées est à l’origine du discours d’hier, il ne faut pas négliger l’impact des contraintes locales. Le choix d’une stratégie à l’empreinte légère (light-footprint strategy) nécessite en effet de s’appuyer sur des relais locaux, qu’il s’agisse de gouvernements ou d’agences de renseignement (comme au Yémen), d’informateurs (comme au Pakistan) ou bien de seigneurs de guerre ou de factions (comme en Somalie). Comme toute stratégie, celle-ci présente des risques importants: celui d’être instrumentalisés (d’autant que les gouvernements yéménites et pakistanais limitent l’accès à leur espace aérien, ce qui leur permet de faire intervenir les drones parfois à leur profit), celui de ne pas maîtriser les dynamiques politiques locales (le soutien aux seigneurs de guerre somaliens ayant abouti à renforcer davantage l’emprise des Shebabs), celui de s’aliéner les populations civiles ou les élites (comme c’est le cas au Pakistan). A terme, il est certainement de plus en plus difficile de mettre en oeuvre les plate-formes sans pilote – même si les Américains ont sécurisé des bases en Arabie Saoudite, à Djibouti et aux Seychelles – d’autant plus que l’adversaire s’adapte également. Si les drones sont efficaces en ce qu’ils maintiennent la pression sur les « militants », les forçant à se cacher et à ralentir leurs opérations, ils ne peuvent suffire en eux-mêmes à vaincre Al-Qaïda. Le président Obama le reconnaît sans peine lorsqu’il rappelle la nécessité de lier les frappes de drones à une stratégie globale visant à éradiquer les « racines » de la radicalisation, ou encore lorsqu’il précise que l’objectif est de dégrader l’organisation ou ses filiales, et non l’anéantir.
Ainsi, on constate que la stratégie et l’approche de l’administration ont lentement mûri. Notamment, Obama a progressivement fait basculer l’appareil de sécurité nationale d’une « guerre à la terreur » qu’il faut gagner à tout prix vers une gestion de la menace visant à atténuer celle-ci. Dans cette évolution, les drones ont largement trouvé leur place mais nécessitent certainement une adaptation vers un usage plus retenu. Obama n’a pas déclaré que la guerre était terminée, ni même qu’elle pourrait être gagnée, mais simplement que les Américains devaient apprendre à vivre avec la menace.
Stéphane Taillat (posté également sur Alliance Géostratégique)
Bibliographie:
Mark Mazetti, The Way of the Knife: The CIA, a Secret Army and a War at the Ends of the Earth, New-York: Penguin Books, 2013.
Daniel Klaidman, Kill or Capture : The War on Terror and the Soul of the Obama Presidency, New-York : Houghton Mifflin, 2012.
Tom Shanker et Eric Schmitt, Counterstrike: The Untold Story of America’s Campaign Against Al-Qaeda, New-York: Times Book, 2011.
Gregory D. Johnsen, The Last Refuge: Yemen, Al Qaeda and America’s War in Arabia, New-York: Norton&Co., 2012.
Sources:
Données du Bureau of Investigative Journalism
Données du Long War Journal (Pakistan, Yémen)