Transition, transition, transition (sur un air connu)

Alissa RUBIN, du New York Times, nous régale aujourd’hui d’un reportage collectif de terrain sur la situation à BAGDAD et un phénomène hautement symbolique: la destruction progressive des murs en béton armé qui partageaient les quartiers et les communautés de la capitale. Le principe était le suivant: il s’agissait d’isoler les communautés menacées de l’extérieur (notamment les quartiers sunnites visés par le « nettoyage ethnique » mené par des miliciens chiites, parfois aidés de la complicité passive ou active de la Police Nationale), d’interdire l’accès aux espaces publics et communautaires où se commettaient des attentats de masse (marchés, mosquées, places), et -dans le cas de SADR CITY au printemps dernier- d’encercler les zones refuges de certains groupes armés (ici, les membres de l’Armée du Mahdi -JAM).

De fait, les murs ont peut être évité le sort de Sarajevo telle que nous le décrit Bénédicte TRATNJEK: une ville multiculturelle, puis divisée, puis « nettoyée » d’une de ses communautés. En effet, si l’homogénéité ethnique des quartiers était semble-t-il plus marquée à Bagdad avant la guerre qu’à Sarajevo avant 1992, il ne faudrait pas en déduire que la capitale irakienne était une ville profondément divisée avant les sanglants affrontements de 2006 qui ont vu des groupes chiites évincer les habitants sunnites de certains quartiers, renforçant la polarisation de la ville, et menaçant de conduire à l’expulsion définitive des Sunnites. Ainsi, le phénomène a semblé se renforcer dans le printemps 2006, lorsque des Sunnites de l’Est de Bagdad fuyait vers la province voisine de DIYALA dans laquelle AQI aidait à mettre en place un semblable déplacement massif des Chiites.

Mais, si les murs divisent les espaces, ils reproduisent également une séparation entre les groupes sociaux et ethniques.Or, cette cartographie ethnique et urbaine, apparemment évidente, repose surtout sur des processus psychologiques et sociologiques concernant les identités. Dans un article du dernier numéro de la revue Hérodote, Myriam BENRAAD suggère ainsi que le repli identitaire des Sunnites correspondrait davantage à leur exclusion systématique de la construction du nouvel Irak. Davantage portés à se considérer comme Irakiens avant que de se voir comme « Arabes sunnites », ce dernier groupe aurait été victime de la perception communautariste des Chiites (comme je le disais fréquemment, il n’est pas sur que le PM MALIKI ne soit pas encore sorti de ce biais, en dépit des efforts menés par l’équipe de PETRAEUS l’année dernière), ainsi que de la vision manichéenne de la société irakienne telle que perçue par les Américains. Cependant, si je partage le souci de Myriam BENRAAD de « déconstruire » les identités polarisées du groupe sunnite, je cesse d’être d’accord avec elle dans son évaluation du danger posé par les milices sunnites. En effet, l’auteur a raison de souligner que la vision d’une opposition entre Chiites et Sunnites obscurcit la très grande hétérogénéité de ces groupes. Cette opposition « bipolaire » est d’autant plus étonnante que les tensions et les rivalités entre les leaders chiites apparaissent au grand jour, au moins depuis l’affaire de Bassorah en mars dernier. En revanche, il n’est pas sur que l’opposition des Sunnites « ruraux » (le « Réveil », les tribus, et les milices) au Parti Islamique Irakien (le principal parti sunnite représenté au Parlement) soit un mal: après tout, le mouvement du « Réveil », même canalisé par la contre-insurrection américaine, semble apparemment reposer sur un soutien populaire fort.

Quoiqu’il en soit, la destruction des murs ne conduira pas forcément à éliminer les tensions communautaires. Celles-ci en effet ne reposent pas que sur des éléments objectifs, mais essentiellement sur la perception de ces derniers et l’interprétation qui en est donné par les « entrepreneurs politiques ». J’ai conscience que ce parti-pris épistémologique (constructivisme critique) ne sera pas approuvé par tous mes lecteurs. Et en effet, il faut montrer comment ces interprétations et ces mobilisations reposent sur des identités parfois très anciennement ancrées. Il ne suffit donc pas de les « déconstruire » pour résoudre le problème. Il faut prêcher une véritable réconciliation, laquelle prendra parfois -et c’est paradoxal, j’en conviens- la forme d’une intervention extérieure. Celle-ci n’est pas fondamentalement bégnine, car elle peut introduire un changement social profond. La « retribalisation » de la société irakienne est l’un des fruits amers de la présence américaine, et bien malin qui peut prédire si les changements majeurs dans les perceptions et les attitudes américaines depuis 2006 conduiront à plus de haine ou à plus de réconciliation. Il est nécessaire que les militaires occidentaux, et surtout les dirigeants politiques dont le rôle devrait être de définir des objectifs réalistes, cohérents et en adéquation avec leurs moyens, comprennent que leur action est primordiale dans les dynamiques de fragmentation et de recomposition sociale et identitaire. Sans cela, « l’ingénierie sociale » revient à jouer à l’apprenti-sorcier. En effet, le « corps étranger » ne génère plus d’anticorps car il devient capable, tel un virus puissant et en mutation constante, de modifier la structure génétique même des cellules et de l’organisme-hôte. En d’autres termes, les militaires américains ont la capacité de « manipuler » les identités en lieu et place de toujours penser la société irakienne sur le mythe des « trois communautés » ou encore son histoire récente comme celle de « l’oppression sunnite sur les Chiites et les Kurdes ». (nb: j’ai conscience que l’analogie biologique peut paraître audacieuse, mais elle, dans l’état actuel de ma réflexion, la meilleure image que j’ai pu trouver pour parler du rôle nouveau des militaires américains en Irak depuis 2006/2007).

Mais l’article du New York Times me semble également intéressant car il montre l’importance des transitions en contre-insurrection. En effet, la destruction progressive des murs correspond au transfert croissant des missions des militaires américains et irakiens à la police nationale (qui correspond plus ou moins à notre gendarmerie), puis à la police locale. Ces moments sont effectivement délicats, car il ne s’agit pas simplement d’une relève, durant laquelle le chef communique son dispositif à son homologue qui lui succède. En effet, il est vital que la confiance des populations puisse se transférer au plus vite d’une unité ou d’un acteur à l’autre. Faute de quoi, les réseaux se reconstitueront, la méfiance de la population renaîtra, et la situation sera identique à ce qu’elle était avant le « sursaut », voire pire. Là encore, il ne peut simplement s’agir d’un mécanisme limité aux aspects sécuritaires: il doit prendre en compte l’influence réelle que les forces exercent sur les populations locales.

En conclusion, les phénomènes observés en Irak et leurs enjeux se présentent comme complexes. Pour les militaires américains (et au-delà l’ensemble des militaires occidentaux), le défi est celui d’une adaptation permanente et d’un juste équilibre entre la stabilisation et l’effraction traumatique au sein des sociétés locales. Pour ces mêmes sociétés, il faut gérer les recompositions sociales et identitaires… lesquelles sont la conséquence, inconsciente souvent et consciente parfois, de l’action des militaires occidentaux. L’étude de la contre-insurrection se situe ainsi à une bifurcation des sciences sociales et de l’étude de la stratégie militaire. Elle doit élucider les interactions concrètes entre les appareils de sécurité nationale (ici, les institutions militaires des Etats-Unis) et les réseaux sociaux aux échelles locales, régionales et nationales.

mise à jour: La preuve de ce qui précède tient dans la soudaine éruption de violence ayant éclaté hier, notamment dans le quartier de Abu DSHEER, une enclave chiite au sein de l’arrondissement de DOURA. Selon cet article, les habitants auraient pris à partie la police, ici majoritairement sunnite (ce qui montre que la Police Nationale n’est plus l’instrument communautariste ou partisan qu’il a pu être en 2006), et contesté le gouvernement aussi bien que les « occupants » en scandant des slogans favorables à SADR.


Une réflexion sur “Transition, transition, transition (sur un air connu)

  1. On pourrait faire un parrallèle entre la destruction progressive des murs à Bagdad, et le cas inverse de Belfast, où on assiste à un urbanisme qui a progressivement intégré les murs comme un outil normalisé. Non seulement il n’est pas envisagé de détruire les peacelines, mais au contraire celles-ci se multiplient, et ce malgré les avancées du processus de paix. A Belfast, les murs ne sont plus des formes temporaires, mais elles sont institutionnalisées, les aménageurs tiennent compte de celles-ci pour les « embellir », mais pas pour les supprimer. Et que dire des espaces pratiqués totalement différenciés des Catholiques et des Protestants : le territoire de l’Autre est ainsi marqué, non seulement pas les peacelines, mais également par les graffittis, les drapeaux communautaires, et chacun reste dans « son » territoire. Les peacelines, pensées au départ comme un outil pour sécuriser la ville, se sont progressivement ancrée dans la ville.

    Le choix de la destruction progressive des murs à Bagdad, renforçant le rôle temporaire de cet outil sécuritaire, permettra peut-être d’en arriver à cet extrême.

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