Où l’on discute de normes: la souveraineté

Lors d’un récent colloque durant lequel j’intervenais (un peu secoué par le vol de mon ordinateur quelques minutes auparavant), un éminent professeur spécialiste des Relations Internationales m’interpellait sur mon approche théorique.

Le sujet de ma communication portait sur la qualification « coloniale » des pratiques et stratégies américaines en et vis à vis de l’Irak. Je postulais qu’il ne s’agissait pas d’une continuité historique, et que par ailleurs les Américains avaient un projet « impérial » plutôt que colonial dans ce pays. Selon moi, cette qualification ne pouvait résulter que d’une analogie historique, portant sur deux périodes (décolonisation et conquête coloniale) avec lesquelles les opérations en Irak avaient plusieurs similarités:

  • la construction ou le maintien d’un ordre interne mais imposé de l’extérieur
  • le fait que le belligérant « occidental » considérait son adversaire comme « irrégulier », c’est à dire « illégitime »
  • la dépolitisation des « populations », c’est à dire le fait de considérer que les individus pouvaient (et devaient) être manipulés dans leurs intérêts et leurs identités

Du coup, pour juger de la pertinence stratégique de la reprise des savoirs et savoir-faire « coloniaux » (et notamment la pacification) en Irak, je considérais qu’il fallait prendre en compte les différences de contexte. Je posais la question suivante: « peut-on stabiliser et pacifier au XXIème siècle? ». Et je répondais qu’on ne pouvait pas, voire qu’on ne voulait pas.

1) on ne peut pas: la raison en est l’intériorisation de la norme de souveraineté à la fois à l’échelle internationale et à l’échelle locale. « Pacifier » et « stabiliser » demanderaient ainsi:

  • une implication sur le long terme
  • des moyens plus conséquents
  • l’usage différencié de la violence (indiscriminée puis sélective)

2) donc, il y a fort à parier qu’on ne veuille pas: les coûts politiques seraient trop élevés. Ce qui mène au « dilemme de la stabilisation »:

  • on ne peut ni obtenir d’accord entre les belligérants (en cas de guerre civile) ni autoriser que l’un de ceux-ci monopolise les moyens de coercition à son profit
  • on cherche à imposer une solution locale à partir de principes que l’on considère comme « universels »
  • entrent en conflit les impératifs de court terme avec les objectifs de long terme

La question posée par ce professeur portait sur mon choix théorique: celui d’expliquer les relations politiques par les normes, les identités et les valeurs. Bref, j’étais trop constructiviste à ses yeux. Etrangement d’ailleurs, il reprenait cette vision à son compte pour me démontrer qu’il y avait plusieurs systèmes normatifs concurrents et que je ne pouvais pas arguer de l’intériorisation de la « souveraineté » (une norme ou une « institution » occidentale) pour expliquer l’impossibilité de la « pacification ».

Ma réponse a été la suivante: les normes n’expliquent pas tout, en revanche elle permettent de comprendre les références des acteurs. A mon sens, la souveraineté (et son corollaire le sentiment national) est aujourd’hui plus intériorisée (et en tout cas reconnue à tous) que durant la période de la conquête coloniale. (Petite parenthèse: ce qui signifie que, si on veut prendre l’analogie au sens strict, les opérations en Irak et en Afghanistan relèvent de la « conquête » pour ce qui est de leur modalité -construire un ordre interne imposé de l’extérieur- et de la « décolonisation » pour leur contexte -la reconnaissance du droit à la souveraineté pour tous les peuples depuis 1945).

En revanche, j’ajoutais que la norme de la souveraineté était elle-même disputée aujourd’hui: les normes sont l’objet d’interprétation éventuellement concurrentes qui donnent lieu à négociation entre acteurs. De fait, ceux-ci sont de plus en plus nombreux à pouvoir se faire entendre et avancer leur interprétation.

Pour faire court, on aurait:

  • l’interprétation défendue par les tenants de l’interventionnisme libéral: la souveraineté est conditionnelle, c’est à dire que l’on peut s’ingérer dans les affaires d’un Etat dans le cadre de la responsabilité de protéger (R2P)
  • l’interprétation défendue par les puissances émergentes et la diplomatie contestataire: la souveraineté est stricte, donc on ne peut s’ingérer dans les affaires d’un autre Etat.

Ce qui laisse en suspens l’autre aspect de la souveraineté: le sentiment de rejet des forces étrangères…

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